Les mots de la petite enfance. Par Laurence Rameau

Puéricultrice, formatrice, auteure

David ADEMAS
Petite fille à la crèche
Les mots que nous employons chaque jour dans nos établissements d’accueil du jeune enfant traduisent à coup sûr nos représentations et nos projections  professionnelles. Ils sont souvent utilisés pour signifier des pratiques et des organisations que, par ailleurs, nous pensons faire évoluer, mais qui demeurent tapies dans l’ombre de nos pensées, de nos habitudes, ancrées par nos années de formations et d’expériences. Il est très compliqué de lutter sans cesse pour se « reprogrammer » vers d’autres cheminements réflexifs.  Parfois même, le mot change, il revêt une pratique qu’il habille à la mode, tout en conservant la même façon de faire !
Changer le mot ne suffit pas à changer la pratique. C’en est ainsi de la familiarisation, venue remplacer l’adaptation, tout en gardant cette idée de période déterminée à l’avance, censée permettre aux familles et aux professionnels de se sentir plus en confiance. Nous l’imposons alors aux parents, pour le bien de leur enfant, mais sans tenir compte de leur avis. Aujourd’hui, lorsqu’un nouvel enfant entre à la crèche, nous ne disons plus « j’ai une adaptation » mais « j’ai (ou nous avons) une familiarisation ». L’enfant et la famille disparaissent derrière un terme général organisationnel, prévu et imposé par l’équipe de la structure d’accueil, comme s’il leur semblait impossible de simplement accueillir un nouvel enfant, une nouvelle famille, en s’adaptant à ses réalités, ses impératifs et ses souhaits. Cela donne une connotation lourde à cet accueil en lieu et place du plaisir d’une  nouvelle rencontre, d’une nouvelle aventure.

D’autres termes, bien moins glorieux, perdurent au 21ème siècle. Ils sont principalement guerriers. Les transmissions forment « l’arme qui unit les armes », le corps armé permettant d’allier les professionnels aux parents dans une soit- disant coordination et complémentarité de leurs actions, en vue d’une victoire. Laquelle ? Celle de la soumission de l’enfant ou celle de son éducation ? Ce dernier n’est-il pas libre d’agir différemment selon son environnement ? Doit-il obligatoirement faire l’objet d’une passation de pouvoir et de savoir à son propos entre adultes ? Difficile de dire à son sujet, tant il n’est souvent pas considéré comme tel. Ces fameuses transmissions sont portées aux nues par les professionnels, au nom d’une continuité inexistante car impossible et encore moins souhaitée. En effet, les petits apprennent des choses différentes dans des environnements qui le sont aussi, et se comportent alors autrement, ce qui est une chance pour eux,  à l’image du bilinguisme précoce.  Pourtant, nous voyons les professionnels sortir de la salle de jeux ou se diriger vers le pupitre ou la borne d’accueil, classeur ou cahier, leurs armes et boucliers en main, pour « relater » la journée de l’enfant à la crèche. Il n’est pas question de communiquer mais de transmettre. Il ne s’agit pas de relations mais de transmissions. Il est vrai que le sujet est d’importance : le pipi, le caca, le manger et le dodo ! Parfois aussi le jeu…Jamais les apprentissages ! Ce serait une interprétation, une vision bien trop précoce ou trop positive de cet enfant qui est encore un corps avant tout. Sauf, bien sûr s’il s’agit de dire ce que, eux, les professionnels, ont fait ! Un peu de valorisation personnelle sur le dos des enfants ne fait jamais de mal !

Dans cet esprit guerrier, il ne faut pas oublier les fameuses sections, qui découpent les enfants en tranche d’âge soi-disant homogènes, comme s’il n’y avait aucune différence entre un bébé de 3 mois qui passe beaucoup de temps dans les bras et un autre de 10 mois qui vadrouille à quatre pattes et tente de grimper partout. Il y a sans doute autant de différence entre eux qu’entre un enfant de 5 ans et celui de 10 ans. Pourtant cela ne dérange pas les professionnels habitués à s’organiser dans de petits espaces bien contrôlables,  où l’entre-soi est hyper sécurisant. Et ce n’est pas grave si l’aventure n’est pas au rendez-vous, car qu’importe les apprentissages si la sécurité est assurée !   
Parfois le terme de section et remplacé par celui d’unité ou de groupe, encore l’armée…Ces derniers traduisent une idée, toujours fausse, d’homogénéité ou de conformité, qui laisse peu de place à l’enfant, dont la construction individuelle est à ses prémices et devrait, au contraire, être encouragée. Outre le contrôle des adultes sur les enfants, à quoi ces sections, ces unités, ou ces groupes servent-ils réellement ? En quoi forment-ils une organisation éducative, pertinente pour les apprentissages des jeunes enfants ? La pédagogie interactive, et l’organisation en Itinérance Ludique ont déjà prouvé que les petits aspirent à sortir de ces lieux clos pour vivre des aventures correspondantes à leurs expériences d’apprentissages, que ce soit au niveau de leur motricité de leurs interactions sociales, de leurs développements cognitif, affectif et émotionnel. Il n’y a donc aucune raison d’utiliser ces termes qui renvoient implacablement à des organisations que nous savons êtres aujourd’hui inadaptées aux jeunes enfants.

 A l’inverse des termes sont employés à contre sens dans des projets pédagogiques, qui sont souvent des sortes de fourre-tout conceptuels mous et vides de sens. On voit par exemple inscrit le fait que les enfants doivent entrer dans l’autonomie, comme s’ils prenaient le voile ou toquaient à la porte. Pour les professionnels il s’agit souvent de demander à l’enfant de faire seul. Cela ne correspond pas à l’autonomie mais à l’indépendance, l’autonomie étant la capacité de pouvoir choisir et non celle de faire soi-même. D’où cette obligation ou ce souhait de voir l’enfant « entrer dans l’autonomie ». Les professionnels patientent et attendent que l’enfant mette ses chaussures ou son manteau tout-seul, alors que celui-ci ne souhaite pas sortir et n’a pas eu ce choix ! C’est un contre sens fréquent qui, une fois de plus, ne respecte pas l’enfant en tant que sujet, et le place dans une position de marionnette de l’adulte. Le mot est intéressant s’il correspond à une réelle pratique pédagogique permettant à chaque enfant de choisir son parcours ludique à l’intérieur de la crèche, dans un environnement construit par des adultes, mais dans lequel il peut évoluer librement.

Un travail de réflexion sur le vocabulaire employé reste à faire. Ainsi, il faut non seulement changer les mots qui ne correspondent pas ou plus aux pratiques pédagogiques actualisées des crèches, et aussi, il faut faire correspondre les bonnes pratiques aux bons mots. C’est un gros travail réflexif indispensable à mener, pour viser une réelle qualité éducative dans les établissements d’accueil de la petite enfance.

 
Article rédigé par : Laurence Rameau
Publié le 05 décembre 2022
Mis à jour le 05 décembre 2022