Marion Cuerq : « Interdire les châtiments corporels et les humiliations, ce n’est que le début du chemin et non la fin »

Comment passer de la culture de la punition à la culture de la relation ? Marion Cuerq a vécu dix ans en Suède, premier pays à avoir interdit les châtiments corporels et humiliations en 1979, où elle s’est formée en sciences de l’enfance à l’université de Stockholm. Spécialiste des droits de l’enfant, elle a œuvré pour que la France se dote d’une loi abolissant toute violence dans le cadre familial. Reste aujourd’hui à l’appliquer… Dans Une enfance en nORd, elle mène une investigation au cœur de la société suédoise, montre comment ce pays éduque sans violence ses enfants depuis plus de quarante ans et invite la France à s’en inspirer.
La Suède a commencé sa révolution éducative en 1979, où en sommes-nous en France ?
Quand la Suède a interdit les châtiments corporels et humiliations en 1979, la loi a mis un grand coup sur la culture de la punition. Ça a bousculé toute la société suédoise car cette loi a remis en cause et réinventé le rôle des adultes. La Suède a été le premier pays à la voter. En France, nous avons voté une loi similaire… mais 40 ans après ! Cette loi est très importante et nécessaire pour avancer mais elle ne suffit pas. Maintenant, il faut que les Français comprennent car c’est une loi pour les enfants, et, par ricochet, c’est aussi une loi pour toute la société. Et là, il reste énormément à faire.

S’inspirer du modèle suédois peut être un bon début…
À travers Une enfance en nORd, je souhaite montrer à la France comment la Suède élève ses enfants. La plupart des Suédois adultes aujourd’hui n’ont pas été tapés, ni punis. La loi a anéanti la culture de la punition pour la culture de la relation. Pour eux, c’est choquant d’apprendre qu’en France, les adultes tapent, menacent ou punissent encore leurs enfants. C’est un choc de culture même si les deux pays sont proches géographiquement. En même temps, c’est un choc de culture qui n’a pas lieu d’être car les deux pays ont ratifié la Convention des droits de l’enfant. Pourquoi la Suède serait le seul pays des deux à l’appliquer ? Les droits de l’enfant sont universels et en France, on les bafoue encore en 2023 malgré la loi de 2019. Quand on dit que l’éducation dite bienveillante date d’il y a à peine dix ans, on enlève de sa valeur alors qu’elle a émergé dès les années 1900. Nous avons beaucoup de recul maintenant et la Suède est un exemple inspirant.

Dans votre livre, vous explorez deux concepts qui sont au cœur du modèle suédois : la « hauteur-d ’enfant » et l’« enfants-auteur ». De quoi s’agit-il ?
Ces deux mots sont prégnants dans le système suédois. Dans les sciences de l’enfance, ce sont des termes académiques utilisés par des chercheurs, ce qui leur donne une véritable légitimité. La hauteur-d ‘enfant signifie qu’en tant qu’adulte, on doit, pour l’intérêt supérieur de l’enfant et, par ricochet, pour le bien de la société, essayer de se mettre dans la tête des enfants pour les comprendre selon leur propre perception du monde, leur propre statut et leur propre place dans la société. Tout en restant dans une posture d’adulte.

Mais un adulte équipé d’un filtre de confiance selon vos termes…
Exactement. La hauteur-d ‘enfant ne filtre que la confiance. C’est grâce à ce filtre que peut s’installer la culture de la relation à la place de la culture de la punition. La hauteur-d ‘enfant ne prête pas des intentions de malveillance aux enfants. Si l’adulte est dans la méfiance vis-à-vis des enfants, comme c’est souvent le cas en France, il ne peut pas se mettre à hauteur-d ‘enfant.

Et le concept enfant-auteur, que signifie-t-il ?
Ce concept plus récent, beaucoup développé par les Suédois ayant grandi sans punition, est complémentaire de celui de hauteur-d ‘enfant. Si, de notre position d’adulte, nous devons tout faire pour nous mettre dans la tête des enfants, nous ne sommes malgré tout plus des enfants. Nous ne pouvons donc pas à nous seuls être leur porte-parole. Ce sont les enfants qui sont les mieux placés pour parler de l’enfance et de leurs droits, puisqu’ils sont les premiers concernés. Dans la recherche, on parle d’enfants compétents, c’est-à-dire des êtres intelligents, des sujets de droit et des êtres qui veulent vivre, être heureux et bien faire. Les adultes doivent prendre en compte leurs avis, leurs refus, leurs émotions… C’est d’ailleurs ce que dit la Convention internationale des droits de l’enfant qui marie à la fois l’objectif de protection et celui de participation. Le modèle suédois ne fait que répondre à cet engagement international que la France a ratifié en 1990 et qui a valeur de loi. Mais pour lire la Convention, il faut être équipé d’un filtre de confiance et considéré l’enfant comme un être compétent et pas juste comme un être en chantier qui deviendra intéressant uniquement quand il sera adulte…

Pourquoi en sommes-nous encore à ce stade en France ?
Une des principales raisons, selon moi, c’est qu’en France, il y a un réel manque de compétences à ce sujet. Les diplômes que passent les professionnels de la petite enfance ne tiennent pas compte de tout un pan de la recherche sur les sciences de l’enfance et des études sur les droits des enfants contrairement aux diplômes suédois. Il n’y a pas, ou très peu, de chercheurs dans ce domaine, ni de professeur d’université. En France, on envisage encore l’enfant sous le seul angle de la psychologie du développement. Cet angle est pourtant insuffisant du point de vue international. La psychologie du développement, première science qui s’est intéressée à l’enfant, l’a longtemps regardé comme un être « en développement », incomplet et, surtout, objet d’observation. Les sciences de l’enfance sont venues ajouter une perspective en disant que les enfants sont aussi et surtout des sujets de droit compétents dès maintenant. Ça change complètement le regard.

Va-t-on réussir à combler notre retard et sortir du clivage punition/relation qui continue à faire débat ?
Oui, car nous voulons le meilleur pour nos enfants et c’est cela qui nous permettra de combler notre retard. Certes, en France, les jeunes parents et les jeunes professionnels sont aujourd’hui perdus à cause d’injonctions contradictoires et d’idées répressives qui remettent la culture de la punition sur le devant de la scène, comme le fait d’isoler un enfant à des fins punitives, appelé joliment « time-out » (1) - pour rendre la pratique plus défendable ? - mais qui reste interdit par la Convention des enfants (article 19). Le Comité des droits de l’enfant classe la pratique de l’isolement dans les « violences mentales » au même titre qu’ignorer l’enfant ou le rejeter, dans une Observation générale de 2011. Malgré tout, nous sommes sur le bon chemin.

Vous êtes plutôt optimiste
Je suis optimiste sinon je ne serai pas là. Surtout, je pense que la France est mûre pour faire sa révolution éducative. Quant à ces débats, ils ne sont pas nouveaux. En Suède aussi ils ont eu lieu. Je fais souvent le parallèle avec Fifi Brindacier. En 1945, lors de sa première publication, l’héroïne d’Astrid Lindgren est devenue un best-seller. Un an plus tard, John Landquist, disciple de Freud, écrit une critique très négative en traitant Fifi de névrosée. Cette chronique a décomplexé la parole de ceux qui n’osaient pas jusqu’alors montrer leur désapprobation avec le roman. Nous assistons un peu à la même chose en ce moment en France. Les personnes qui ne comprennent pas les droits des enfants ou qui sont contre la loi de 2019 ont trouvé, à travers la parole de certains professionnels, une légitimité pour sortir de leur silence. Cela montre combien la loi ne suffit pas. Il faut continuer à l’expliquer et à l’accompagner dans les pratiques. Interdire les châtiments corporels et les humiliations, ce n’est que le début du chemin et non la fin. Les vraies questions de l’enfance sont en plus passionnantes, explorons-les ! En Suède, ça a également pris du temps mais le résultat est là. Selon les derniers chiffres publiés en janvier 2023 dans le dernier rapport gouvernemental suédois sur le sujet, 99,9 % des parents suédois sont désormais opposés aux châtiments corporels.

(1)  Entretien de la psychanalyste docteure en psychologie Caroline Goldman paru dans Le Monde le 15 février.



 
Article rédigé par : Propos recueillis par Anne-Flore Hervé
Publié le 31 mars 2023
Mis à jour le 22 août 2023