Erika Parlato-Oliveira, chercheuse et psychanalyste : « Les bébés sont des interlocuteurs dès leur naissance, écoutons-les ! »

Docteure en sciences cognitives et psycholinguistiques, en communication et sémiotique, Erika Parlato-Oliveira est chercheuse et, en même temps, psychanalyste, ce qui assez rare pour être souligné. Formatrice pour les professionnels de la petite enfance, elle est également directrice de thèse à l’université Paris Cité, membre du centre de recherche Psychanalyse, médecine et société (université Paris Cité). Dans son livre Le bébé et ses savoirs (1001BB, érès), la lauréate du prix Femme scientifique de l’année 2022 propose à ses lecteurs de faire le lien entre la recherche et la pratique et les invite – résultats de recherches récentes à l’appui – à considérer les bébés comme des interlocuteurs à part entière et non plus comme des récepteurs dans une relation unilatérale.
Les Pros de la Petite Enfance : Quand et pourquoi avez-vous décidé de consacrer votre carrière scientifique aux bébés ?
Erika Parlato-Oliveira : J’étais encore à la faculté et j’ai assisté à une conférence du psychologue Jacques Mehler qui montrait des choses fascinantes sur les bébés. Ça a été, pour moi, un déclic. Cet élève de Jean Piaget a créé en 1985 l’un des premiers Babylab qui se trouve dans le département d’études cognitives de l’École normale supérieure. C’est là-bas que je me suis formée et où j’ai fait mon doctorat. Cette proximité m’a donné envie d’orienter mon parcours de vie professionnelle autour des bébés.

Vous défendez la vision « du plus vers le moins » en l’opposant à la vision « du moins vers le plus », que voulez-vous signifier ?
Les savoirs du bébé durant sa première année ont été sous-estimés, les chercheurs soutenant la thèse selon laquelle le bébé naissait sans capacité aucune. Or son incapacité à contrôler son corps n’indique pas pour autant qu’il est incapable de l’interpréter. Désormais, grâce aux résultats établis de la recherche, nous savons que le savoir interprétatif est présent chez les bébés dès sa naissance. En se développant, le bébé va même perdre des capacités car des choix s’opèrent en fonction de son environnement. La spécialité dans une habilité donnée se fait au détriment d'autres. La courbe du moins vers le plus s'inverse.

Cette vision « du plus vers le moins » fait-elle aujourd’hui consensus ?
C’est assez nouveau et ça commence juste à être connu. Depuis la publication du livre, des collègues chercheurs m’ont dit : « Ah oui, mais je n’avais pas pensé comme ça, mais je suis d’accord. » Les professionnels commencent à réfléchir à ce changement de point de vue mais il est encore trop tôt pour parler de consensus, notamment internationalement. Dans le cadre de mes formations, j’enseigne à des professionnels de la petite enfance de différents pays qui ont chacun une vision du bébé. Pour certains, admettre que le bébé possède des savoirs et qu’il peut nous surprendre fait encore peur…

Ces nouvelles connaissances révolutionnent aussi certaines croyances, notamment sur le rôle de la mère…
Tout à fait. Avant, on pensait que la mère, toute-puissante, était responsable de l’avenir de son bébé. Cette vision unilatérale (de la mère vers le bébé) implique en contrepartie une pression énorme sur les mères. Il n’est pas rare de lire encore aujourd’hui dans des magazines grand public des injonctions intenables comme éviter le stress enceinte. Mais comment ne pas stresser pendant la grossesse ? Contrairement à une image très répandue, le bébé n’est pas une éponge car une éponge ne pense pas alors que les bébés si. Les recherches montrent que, dans une même situation, chaque bébé est singulier et réagit à sa façon. Il interprète ce qu’il perçoit et réfléchit tout le temps. Il est aussi capable de s’adapter à chaque adulte. Aux adultes d’en faire autant.

Où en sommes-nous aujourd’hui sur les savoirs des bébés ?
Nous en savons beaucoup sur les bébés mais ce que nous ignorons sur eux est un champ bien plus vaste que notre savoir. Pourtant, les cours en faculté sur le développement des enfants s’arrêtent toujours aux travaux de Jean Piaget. Je ne comprends pas. Nous sommes bientôt en 2025 ! Nous ne pouvons plus baser nos connaissances sur le siècle passé. Après Jean Piaget, il y a Jacques Mehler, le Britannique Colwyn Trevarthen… Par ailleurs, grâce aux méthodologies et à des outils de plus en plus pointus, nos connaissances ne cessent d’évoluer. Par exemple, on trouve encore des livres qui affirment que le bébé reconnaît son prénom à partir de 12 mois. Désormais, la recherche a prouvé qu’il en est capable à 4 mois. Peut-être qu’il y parvient avant, mais nous ne l’avons pas encore prouvé scientifiquement.

Comme à 15 jours de vie par exemple ? C’est une de vos études en cours…
Oui. Actuellement, je dirige une recherche franco-brésilienne sur des bébés de quinze jours. Nous sommes partis des travaux de la chercheuse, spécialiste de l’audition fœtale, Marie-Claire Busnel, qui a prouvé que le bébé entend à 26 semaines de grossesse. En France, on nomme rarement le bébé avant sa naissance contrairement au Brésil. J’ai profité de cette différence culturelle pour constituer deux groupes de bébés. Dans le premier, les bébés n’ont pas entendu leur prénom pendant la grossesse contrairement au second. Sont-ils capables de le reconnaître à 15 jours s’ils l’ont entendu ou non in utero ? Nous n’avons pas encore les résultats. Ça sera pour le prochain livre.

Votre livre s’attarde également sur le langage qui n’est pas la langue. Que voulez-vous dire ?
Je veux surtout en finir avec l’idée qu’un bébé qui ne parle pas avec des mots n’aurait pas de langage. C’est faux ! Chez les bébés, comme pour nous d’ailleurs, le langage est multimodal (geste, ton, prosodie). La différence c’est que les bébés n’emploient pas la langue mais cela ne signifie pas que les bébés n’ont rien à nous dire. C’est important de valoriser le langage chez le bébé même s’ils n’ont pas encore les mots. Les bébés sont des interlocuteurs dès leur naissance, écoutons-les ! Si les professionnels les considèrent comme tels, ils sont capables de leur dire : « je n’ai pas compris ce que tu essayes de me dire mais je vais essayer de comprendre » et ça change tout. Beaucoup de professionnels le font déjà spontanément et de manière intuitive. Aujourd’hui, les résultats de la recherche les confortent dans leur façon de faire. Savoir écouter un bébé, c’est aussi une opportunité de repérer une souffrance psychique et d’agir avant son premier anniversaire…
 
Article rédigé par : Anne-Flore Hervé
Publié le 20 février 2023
Mis à jour le 20 avril 2023