Sophie Marinopoulos, psychologue-psychanalyste : « Les politiques doivent arrêter de transformer les lieux de nos enfants en petites entreprises »

Dans Ce que les enfants nous enseignent, la psychanalyste Sophie Marinopoulos dresse le constat alarmant de l’affaiblissement de la vie intérieure des enfants. Elle incite les décideurs à s’inspirer des besoins fondamentaux des bébés pour repenser les lieux d’enfance et permettre aux professionnelles de nourrir physiquement et psychiquement les tout-petits. Et d’accompagner aussi leurs parents.
Les Pros de la Petite Enfance : Vous commencez votre livre avec les quatre enfants qui ont survécu pendant quarante jours dans la jungle colombienne… Pourquoi ?
Sophie Marinopoulos :
J’ai trouvé cette histoire très marquante. La presse occidentale s’est largement fait l’écho de ce miracle mais les Amérindiens ont réfuté ce terme. Les enfants sont revenus vivants parce qu’ils ont été éduqués dans leur environnement. Ils sont capables et aptes à l’écouter sensoriellement. Ils connaissent, vivent et sont la forêt. Ces enfants ont su faire avec leur vulnérabilité parce qu’ils ont été accompagnés psychiquement par tout un peuple quand ils étaient perdus. Dans nos pays occidentaux, nous sommes coupés de nos aptitudes et je pense que nous affaiblissons les enfants dans leurs capacités à écouter leur environnement, à vivre avec. Dans une forêt, on dit à nos enfants : « regarde où tu mets les pieds ». On ne leur dit pas « écoute ce que la forêt te raconte ». On leur bouche l’horizon.

Vous voulez dire que la sécurité l’emporte sur les besoins fondamentaux des enfants ?
La sécurité et la rentabilité alors que c’est la philosophie du mouvement apprenant - comme celle des Amérindiens – qui devrait être valorisée. Dans les crèches, je vois bien que les professionnelles sont malheureuses car elles sont quand même conscientes que ça ne va pas. Les enfants sont affaiblis car leur vie intérieure n’est pas nourrie. Le corps psychique, que l’on ne voit pas, est atrophié. Il faudrait pouvoir mettre les enfants dans des libres actions pour qu’ils ressentent le monde et fabriquent leur vie intime, psychique et personnelle : leur empathie, leur sécurité interne, leur capacité à donner et recevoir, leur entraide, leur attention à l’autre.

Nourrir psychiquement les bébés passe aussi par les jeux…
Les jeux de jeter-ramasser, du caché-coucou puis de cache-cache permettent à l’enfant d’intérioriser que perdre de vue ne veut pas dire perdu. C’est essentiel pour les bébés d’acquérir cette certitude pour grandir psychiquement et construire leur sécurité interne. Ces jeux, que les bébés initient, sont des jeux symboliques qui parlent de leur grandir psychique. Malheureusement, de plus en plus, on ne les laisse plus initier les jeux, on les fait jouer.

Pourtant, cela part d’une bonne intention de faire jouer les bébés ?
Oui mais quand on les fait jouer, on bouscule leur rythme singulier. Certains bébés ne sont pas prêts, et ils ont des mouvements de refus de jouer, ce qui inquiète les professionnelles. Par exemple, organiser un atelier de motricité le matin dans des crèches démontre ce besoin de faire des emplois du temps au lieu de laisser l'appétence des bébés s’exprimer. Nous devons être vigilants à ce que la cadence de la vie n’attaque pas les bébés dans leurs besoins fondamentaux. Cela nécessite d’être des adultes disponibles pour eux et à leur rythme, pas le contraire. Un bébé de deux ans est exigeant, même très exigeant, au point que certains de leurs comportements peuvent heurter les professionnels. Elles n’ont pas à se sentir attaquées par un tout-petit qui essaye de comprendre comment marche la vie et qui a quelque chose à construire. C’est le mouvement de construire que j’ai voulu remettre au cœur de mon livre car il est à l'origine de notre équilibre.

Comment mettre ce mouvement au cœur des structures d’accueil de la petite enfance ?
Les professionnelles ont besoin d’être encouragées dans leur créativité à aménager des espaces pour que les tout-petits les investissent. Elles savent au fond d’elles-mêmes que le bébé ne peut pas se mettre à penser s’il ne se met pas à bouger. C’est parce que le corps bouge et rencontre l’autre que le bébé va éprouver du désir. Ça lui donne envie de grandir, de plaire, de donner et de recevoir sans se sentir menacer. Nombreuses sont celles aussi qui ont gardé leur part d’enfance, cette part joueuse, et savent mettre en scène la musicalité des mots et des corps… Il est important qu'elles continuent à offrir aux bébés leur spontanéité et leur professionnalisme. Quant aux politiques, qu’ils arrêtent de transformer les lieux de nos enfants en petites entreprises. C’est à eux de repenser ces lieux en tenant compte des besoins fondamentaux des bébés. Ils peuvent même s’en inspirer pour l’avenir de notre société et en faire davantage.

Comme prendre soin psychiquement des parents aussi ?
Toutes ces responsabilités que nous avons les uns les autres dans ce mouvement de grandir, ça peut être une boussole sociétale car cela nous engage sur le chemin de l’altérité. L’autre, on doit le reconnaître, en prendre soin, lui offrir des lieux pour prendre appui pendant les temps vulnérables de sa vie. L’enfance et la vieillesse bien sûr, mais aussi tous les autres dont « le devenir parent ». Le bébé humain naît complètement dépendant. Cette dépendance immense fait vaciller certains parents. Derrière 3 kg d’un bébé, c’est un quintal de responsabilités… Les pros de la petite enfance prennent soin des enfants mais aussi de leurs parents. Ils sont là pour les accompagner, pour tâtonner avec eux, pour trouver le chemin le plus juste qui correspondra à eux et à leur enfant. C’est ça qui est intéressant. Il faudrait multiplier des espaces de soutien à la parentalité. Là, au contraire, on nous annonce que l’on va judiciariser les parents dont les enfants font des bêtises. Nous nous orientons vers un pouvoir répressif qui n’est pas du tout dans la prévention.

Votre livre est présenté comme un essai mais il a tout d’un plaidoyer…
Je l’ai écrit pour nous réveiller. Notre société du XXIe siècle a perdu de vue nos besoins fondamentaux qui sont des besoins de relation. Ceux qui nous le disent et nous l’enseignent, ce sont les enfants et plus particulièrement les bébés. Notre crise est relationnelle. Si on ne bifurque pas, on ne mourra pas de la crise climatique mais de notre incapacité à vivre ensemble et à prendre soin les uns des autres. Il est heureusement possible de redresser la barre, mais il faut du courage. L’individuation, c’est-à-dire de faire en sorte qu’un bébé devienne un citoyen capable de penser et de participer au débat démocratique, est le rôle d’un État de droit.
Article rédigé par : Propos recueillis par Anne-Flore Hervé
Publié le 12 janvier 2024
Mis à jour le 23 février 2024