Serge Tisseron, psychiatre : « Le développement des crèches et des espaces petite enfance devient un axe prioritaire de la prévention du trop d’écrans »

Serge Tisseron est psychiatre, docteur en psychologie habilité à diriger des recherches et membre de l’Académie des technologies. En 2013, il publie son célèbre ouvrage 3-6-9-12. Onze ans plus tard, dans une édition augmentée 3-6-9-12 +, le psychiatre poursuit son engagement pour une société connectée, responsable et créative en tenant compte des nouvelles recherches, des nouveaux outils et des nouveaux usages. Ces nouvelles balises sont là pour aider parents et éducateurs – dont les professionnels de la petite enfance – à introduire les écrans au bon moment et de la bonne façon.
Les Pros de la Petite Enfance : Pourquoi cette nouvelle version de votre livre au titre prolongé d’un « + » ?
Serge Tisseron : Parce toujours « + » d’écrans, toujours « + » d’inquiétude chez les parents mais aussi toujours « + » de culpabilité chez ces mêmes parents, chez les adultes et parfois chez les enfants à ne pas réussir à réguler leur consommation. Cette version actualisée introduit les nouveaux travaux menés sur l’impact des écrans à des âges différents mais aussi les nouvelles responsabilités des parents à éduquer leurs enfants à l’usage des réseaux sociaux comme Tik Tok…

Que sait-on de nouveau sur les pratiques des écrans avant trois ans et leurs répercussions sur leur développement ?
Pour comprendre ce qu’il y a de nouveau, il faut revenir en arrière. De 1990 à 2015, plusieurs études ont alarmé le grand public. Ces travaux - notamment ceux de Linda Pagani et de Christakis et Zimmerman - pointaient plusieurs aspects négatifs liés à l’usage des écrans avant 3 ans : l’acquisition du langage serait ralentie ; la motricité serait empêchée ; la capacité d’attention et de concentration de l’enfant serait altérée… Les écrans seraient aussi responsables d’une perte d’agentivité, l’enfant se considérant comme un spectateur du monde et non pas comme un acteur du monde avec le risque, plus tard, d’être victime de maltraitance ou de harcèlement de la part de ses camarades car incapable de répondre aux premières agressions.

Il y a de quoi effectivement être très alarmés…
Oui, mais ces études reposaient sur des corrélations, pas sur des causalités démontrées. L’idée sous-jacente était celle d’une sorte de vase communicant entre le temps que l’enfant passe devant un écran et le temps pendant lequel il peut avoir des activités qui favorisent son développement. Mais la réalité est bien plus compliquée…

Une complexité révélée par de nouveaux travaux…
En effet, ils ont montré que le principe de vase communicant – une minute prise est une minute enlevée – ne fonctionne pas. Un enfant peut passer beaucoup de temps devant les écrans mais, lorsqu’il s’arrête, peut se retrouver dans un environnement très attentif à lui. À l’opposé, un enfant peut passer très peu de temps devant les écrans, mais évoluer dans un environnement très peu attentif à lui…

D’où le facteur environnement qui a été introduit dans de nouvelles études… Que disent-elles ?
En 2018, McDonald a travaillé sur les retards de développement socio émotionnels à l’âge de 2 ans. Il a montré l’importance des personnes disponibles, physiquement ou psychiquement, pour les interactions, et de l'engagement des jeunes enfants dans des groupes de jeu pour réduire le risque de problèmes comportementaux et socio-émotionnels. Autrement dit, les conséquences de la consommation d’écran dépendent du mode de vie général. La récente étude Elfe de Jonathan Bernard précise cet aspect : lorsque l’on prend en compte le niveau socio-économique et le contexte familial, les conséquences du temps d’écran sont en réalité minimes, sauf évidemment pour des expositions massives de l’ordre de 5 à 6 heures par jour. Dorénavant, les études portant sur le temps passé devant les écrans ne sont plus dissociées du contexte et du milieu socioprofessionnels. Les chercheurs se retrouvent pour dire que les écrans n’ont pas d’effet positif avant 3 ans, mais ce qui est en jeu, pour les conséquences négatives, c’est l’environnement familial et social. Bien sûr, il faut réduire les temps d’écran - de 30 minutes à 3 ans à 1 heure maximum par jour à 6 ans selon Santé Publique France - mais aussi valoriser l’accompagnement et la disponibilité des adultes.

En termes de prévention, qu’est-ce que cela signifie ?
L’accent est davantage mis sur les alternatives aux écrans et l’accompagnement à la parentalité que sur l’injonction faite aux parents de supprimer les écrans. Il est essentiel de promouvoir des stratégies parentales encourageant les interactions basées sur le jeu. Il faut également éviter ce qu’on appelle la « technoférence », c’est-à-dire le fait que les parents soient sur leur téléphone pendant qu’ils interagissent avec leur enfant. Surtout pendant les repas car c’est un moment d’échange privilégié. L’autre question majeure qui s’invite dans cette prévention, ce sont les inégalités socio-économiques en termes de revenus, mais aussi en termes de zone d’habitation et de condition de logement. Le développement des crèches et des espaces petite enfance devient un axe prioritaire de la prévention du trop d’écrans. Ça passe aussi par l’accès à des aires de jeu, des musées pour les tout-petits, et pour les plus grands aux cours de récréation des écoles le samedi et le dimanche.

En tout cas, le débat pour ou contre les écrans est dépassé…
Effectivement, c’est un débat d’un autre âge… Bien sûr, il faut réduire les temps d’écran  mais aussi valoriser l’accompagnement et la disponibilité des adultes. Prendre du plaisir et rire avec son enfant de 2 ans en regardant une vidéo favorise aussi son développement. Mais laisser un bébé seul devant la télévision ne lui apporte rien de favorable.

Pourtant dans le quotidien des familles, ça arrive très souvent… Est-ce grave ?
J’ai régulièrement des témoignages de mamans solos qui avouent laisser leur bébé devant la télévision pour s’occuper d’elles et qui me disent « c’est mal ». Non, ce n’est pas mal, inutile de culpabiliser. En revanche, je leur suggère de compenser le temps passé devant l’écran à faire une activité dans laquelle le bébé est socialisé pendant une durée égale, comme jouer ou préparer le repas en discutant avec lui.

Comment les professionnels de la petite enfance peuvent-ils soutenir les parents dans leurs questionnements autour des écrans ?
Pour les professionnels de la petite enfance, parler des écrans avec les parents, c’est d’abord comprendre les difficultés auxquelles ils sont confrontés. En leur posant des questions sur l’usage de la télévision ou de l’ordinateur, les réponses vont forcément être différentes d’une famille à l’autre. Certains parents pensent encore que les écrans apprennent à parler. Dans ce cas, la première chose est de leur expliquer que c’est en parlant à son bébé qu’il apprend à parler. L’autre piste à sonder, c’est le temps que les parents passent à jouer avec leur enfant. Beaucoup ignorent qu’il existe par exemple des jeux coopératifs adaptés aux tout-petits. D’autres parents sont confrontés au manque d’espace. La réponse doit se tourner vers le réseau associatif et la militance pour soutenir les demandes des parents à avoir un environnement propice au développement des enfants… Quelles que soient les situations vécues, l’important est d’arrêter de donner aux parents des conseils négatifs qui les culpabilisent inutilement. À l’association 3-6-9-12, nous avons remplacé en 2017 le slogan : « Pas de télé avant 3 ans » par : « Jouer, parler, arrêter la télé ».

Les professionnels peuvent aussi les encourager aux bonnes pratiques avec les écrans que vous préconisez ?
Les experts s’accordent aujourd’hui sur les trois principes que j’ai mis en avant en 2008, les fameux trois « A » : Accompagnement, Alternance et Apprentissage de l’autorégulation. Parler avec le jeune enfant de ce qu’il voit et fait avec les écrans, c’est le valoriser et développer ses compétences langagières. C’est aussi une habitude à prendre pour que, plus grand, il continue à parler de ce qu’il fait. L’Alternance consiste à proposer des activités avec et sans écran mais aussi à diversifier l’usage des écrans (film, jeu, jeu en réseau). Quant à l’apprentissage de l’autorégulation, ça commence par apprendre à l’enfant à attendre en fixant un temps d’écran dans la journée avec un début et une fin. Entre 3 et 6 ans, cet apprentissage est très structurant.

Et avant cet âge (et les écrans), il y a les albums papier…
Même si une histoire peut se lire sur une tablette avec un enfant, la supériorité du livre en papier avant 4 ans est largement démontrée.
Article rédigé par : Propos recueillis par Anne-Flore Hervé
Publié le 09 février 2024
Mis à jour le 12 juin 2024