Une si ambigüe socialisation. Par Pierre Moisset

Sociologue, consultant petite enfance

David ADEMAS
a la crèche
Le rapport IGAS mentionne - à travers les témoignages de professionnels recueillis - des maltraitances et négligences : mises à l’écart des enfants, délais d’attentes, paroles rudes envers les enfants… qui  relèvent clairement de modes éducatifs « traditionnels », statutaires, dans lesquels le petit enfant est  - justement aux yeux de l’éducateur adulte -  un petit qui doit plier face à l’action de l’adulte qui maîtrise seul le cadre et les normes. Mais, on peut aussi penser que ces actes manifestent, chez les professionnels qui s’en rendent coupables, une conception un peu rude de la socialisation du jeune enfant. Pour le dire très vite, une socialisation conçue comme l’apprentissage de la vie en collectivité, l’apprentissage que l’on n’est qu’une ou un parmi plein d’autres, que l’on doit respecter des règles, attendre son tour, respecter et écouter les adultes, se plier aux règles du collectif etc… Si c’est bien le cas, il est intéressant de s’y attarder parce qu’alors cela signale que le rapport de l’IGAS, encore une fois, ne décrit pas que, ou principalement, la dégradation ou le dysfonctionnement d’un accueil collectif dont la conception même ne poserait pas problème et qui aurait juste besoin de plus de moyens humains et matériels pour être rétabli ; ce travail signale plutôt un problème fondamental de conception de cet accueil collectif dans les yeux d’une partie des professionnels, des parents et du corps social plus généralement.
Pour bien comprendre cela, il faut revenir rapidement sur l’histoire de l’accueil collectif dans notre pays. Un accueil marqué par un virage sanitaire au 19ème siècle (virage notamment décrit par Catherine Rollet dans son ouvrage « des bébés et des hommes »). Ce virage sanitaire ayant été, notamment, motivé, par la concurrence – pour la promotion des crèches auprès des mères ouvrières - entre les philanthropes laïques et les congrégations religieuses. Ces dernières avaient une référence et une légitimité de taille dans leur action : Dieu. Les philanthropes optèrent alors pour une référence concurrente suffisamment imposante : la science et son application à l’hygiénisme. Ce virage sanitaire semble avoir été repris et renforcé après la seconde guerre mondiale (avec en 1946 la création du diplôme d’auxiliaire de puériculture), dans un contexte de forte mortalité infantile (c’est également le moment de la création de la PMI). Je vais vite, et tout cela serait à détailler dans un travail historique bien plus conséquent1, mais sur ce premier socle sanitaire l’accueil collectif a connu l’arrivée des psychologues dans les années 70-80, pour accompagner l’accueil des enfants, la séparation d’avec les parents, les relations professionnels enfants et les questionnements des professionnels. Au gré de cette histoire, les crèches, alors fréquentées majoritairement par les enfants des catégories populaires (avant les années 70) restent suspectes d’abord au titre de leur hygiène douteuse (suspicion plutôt valable au 19ème siècle et sous sa forme de la crainte des transmissions infantiles au 20ème siècle) puis au titre des carences affectives qu’elles feraient vivre à des enfants malheureusement éloignés de leur mère au travail.

  Au sein de cette histoire, la popularité des crèches au regard de la société est, en fait, assez récente. Ainsi, dans les enquêtes du Crédoc, à la question « Parmi les modes de garde suivants, quel est celui qui vous paraît le plus bénéfique pour l’enfant ? », la crèche passe de 25% des réponses  en 1990 à 53% en 2020 ! Ce gain de légitimité semble provenir (là aussi un travail historique, déjà engagé par Catherine Bouve reste à développer) d’une part de l’évolution des crèches elles-mêmes (plus ouvertes aux parents, aux actions éducatives en direction des jeunes enfants), mais aussi, on peut le supposer, de l’installation durable des femmes et mères françaises dans l’activité professionnelle (les crèches ne sont pas le mode d’accueil des quelques et indignes femmes qui travaillent…) et enfin, de nouvelles valeurs et missions sociales attribuées à l’accueil collectif ces dernières décennies : notamment celle d’outil privilégié de lutte contre les inégalités de destin à travers le développement langagier et cognitif des enfants accueillis.  
  Mais, quelles que soient les raisons exactes de ce gain de popularité, il semble s’être fait, notamment (à côté des questions de sécurité, d’inter-surveillance entre professionnels, de développement langagier…), à travers la promotion, ou la mise en exergue de la vertu « socialisatrice » de l’accueil en crèche. Et c’est là que nous retrouvons ce thème de la socialisation qui me semble pouvoir être derrière certains comportements professionnels dommageables pointés plus haut. Socialisation c’est à dire, basiquement, le développement des relations entre enfants, entre pairs, mais aussi des relations extra-familiales avec des adultes. Mais une socialisation également comprise comme une initiation aux contraintes et conditions d’un collectif conçu, justement,  comme socialisateur. Mais, les enfants se socialisent-ils spécialement lors de l’accueil en crèche ? Et le collectif des EAJE et ses contraintes spécifiques est-il socialisateur ? Il me semble important de « démonter » ce « mythe de la socialisation dans l’accueil collectif » en tant qu’il peut être porteur ou partiellement justificateur des pratiques éducatives délétères repérées par l’IGAS.

Déjà, peut-on parler de socialisation des jeunes enfants en crèche ? Si l’on écoute Josette Serres, notamment dans son intervention au dernier printemps de la Petite Enfance, non. Le jeune enfant est, en lui-même, un être social qui noue, sollicite et nourrit des relations avec les personnes proches de lui. Il ne « socialise » donc pas particulièrement en crèche, il y trouve juste plus d’opportunités mais aussi de nécessités d’échanges et de coordination avec d’autres enfants et adultes, ce qui peut par ailleurs stimuler son langage. Mais il socialise également en famille, chez une assistante maternelle ou chez ses grands-parents. Mais, de plus, le contexte d’accueil en crèche est exigeant et stressant pour les jeunes enfants. C’est ce que démontre Alain Legendre et son équipe dans leur travail de 20032. La mesure du stress des enfants par la prise du taux de cortisol dans leur salive montre que, lors de leurs jours d’accueil en crèche, les enfants ont systématiquement un taux de cortisol qui reste plus élevé en journée, quelles que soient leurs conditions d’accueil (la taille du groupe d’enfants dans la crèche va ensuite jouer sur un niveau de stress plus ou moins fort des enfants accueillis). Qui plus est, le collectif d’accueil des crèches n’est pas véritablement socialisateur pour les jeunes enfants, particulièrement pour ceux de moins d’un an comme le rappel le rapport de l’IGAS : « Ces préoccupations se posent de façon plus aiguë encore pour les enfants de moins d’un an. Pour ces enfants qui ne peuvent ni différer la réponse à leurs besoins, ni se déplacer lorsqu’un adulte ne vient pas s’occuper d’eux, l’accueil collectif ne paraît pas nécessairement être, dans les conditions actuelles, le plus adapté. » (IGAS, 2023, p.5)

 Mais, même au-delà d’un an, le collectif et les conditions d’accueil de la crèche sont-elles « socialisatrices » ? C’est à dire, est-ce qu’elles forment et initient les jeunes enfants à des conditions d’éducation extra-familiales que l’on jugerait estimable, souhaitable pour eux ? C’est à dire, un collectif animé, informé par des valeurs (déjà entre les adultes professionnels entre les professionnels et les parents) encore une fois estimables, souhaitables ? C’est le cas dans certains établissements sûrement. Et nombre d’équipes y travaillent à travers les projets éducatifs, le projet d’équipe etc… Mais, justement, ce n’est pas donné par l’organisation collective des crèches. Cette vertu socialisatrice ne peut se mettre en place que grâce à un travail sur ce collectif, sa gestion, son accompagnement, son modelage au nom de valeurs… Ce qui veut dire que des temps d’attente trop longs pour les enfants du fait de défauts d’organisation ou de personnel ne sont pas une occasion de socialisation mais une carence de socialisation. Que le stress lié à cette attente ne peut pas être retourné contre les enfants3 (en leur expliquant que c’est comme ça et puis c’est tout…)  Aussi, il me semble que le rapport de l’IGAS appelle les professionnels de l’accueil de la petite enfance (ensemble dans lequel je m’inclue) à la poursuite et à l’approfondissement d’un travail difficile (surtout dans le contexte actuel d’assouplissement réglementaire et de pénurie) de socialisation de la crèche. Là encore, par delà son histoire et son actualité, comment rendre pleinement désirable et souhaitable pour nos enfants et notre société.


[1] Voir notamment les articles de Catherine Bouve dont « Un débat qui perdure : le corps de l’enfant dans les crèches françaises du XIXème siècle à aujourd’hui », accessible à l’URL : https://journals.openedition.org/efg/9279
[2] Legendre, A. (2003). Environmental Features Influencing Toddlers’ Bioemotional Reactions in Day Care Centers. Environment and Behavior, 35(4), 523–549. https://doi.org/10.1177/0013916503035004005
[3] Attention, je ne dis pas que c’est ce que les professionnels font majoritairement ou souvent. C’est une tendance qui peut exister, chez certains professionnels à certains moments, en réaction au stress des enfants. Les professionnels retournant leur propre stress contre les enfants en leur intimant d’attendre sans accompagner leurs émotions. Cette tendance pouvant être renforcée par le « mythe de la socialisation ».



 
Article rédigé par : Pierre Moisset
Publié le 16 juin 2023
Mis à jour le 16 juin 2023