Naissance de la morsure. Par Pierre Moisset

Sociologue, consultant petite enfance

Enfants se disputent et se mordent
Depuis combien de temps les enfants se mordent-ils ? On pourrait répondre, agacés de la candeur de la question : « Ben depuis toujours ou, du moins, quand ils ont l'occasion de se mordre parce qu'ils jouent, et vivent ensemble comme c'est le cas dans l'accueil collectif aujourd'hui ! » Pourtant, la question, je trouve se pose, et il me faut alors la préciser : depuis quand la morsure est-elle un événement qui émeut les professionnels et parents ?

Un événement qui émeut les professionnels parce qu'ils peuvent être touchés et par le geste « d'attaque » du « mordeur » et la détresse du « mordu » mais aussi, émus en anticipant la réaction des parents quand ils les informeront. Et émouvoir les parents parce que le fait de retrouver leur enfant mordu peut leur faire craindre que celui-ci soit, à l'orée de sa vie sociale, déjà une victime. Ou bien qu'il est accueilli au milieu de piranhas sanguinaires que sont ces autres enfants qui gravitent autour de lui. C'est, telle qu'elle est alors enchâssée dans l'ensemble de ces émotions et réactions que je me demande depuis combien la morsure existe.
Depuis quand, ce fait relativement banal (même si désagréable) d'un enfant en mordant un autre vient-il, donc, soulever toutes ces émotions et solliciter chez les professionnels et les parents tant d'interrogations et d'angoisses, de précautions et d'accompagnement ? Et qu'est-ce que ces émotions nous disent de la façon dont nous pensons plus ou moins clairement ce que sont les jeunes enfants et ce en quoi consiste leur accueil collectif ?
Commençons par une remarque : on ne parle pas de morsures dans les accueils chez les assistants maternels. Cela veut-il dire que les enfants ne se mordent pas dans ce type d'accueil ? Parce qu'ils sont moins nombreux, ou en tout cas moins nombreux à avoir le même âge ? Peut- être, en tout cas on peut aisément imaginer que les morsures y sont moins nombreuses. Mais, pour autant, j'ai le sentiment qu'on n'en parle pas du tout. Et on n'en parle pas du tout parce que même si les morsures surviennent de temps en temps, elles ne font pas « événement » comme elles le font dans le cas de l'accueil collectif. Parce que, justement, l'accueil collectif est paré d'une vertu de « socialisation ». Autrement dit, il est pensé, et surtout imaginé, comme un lieu où les tous jeunes enfants vont commencer leur vie sociale en dehors de la famille. Ils vont donc commencer à y faire leur place dans le monde, à se montrer dominant ou craintif, ferme ou fuyant, combatif ou victime... En tout cas, c'est ainsi que cela semble imaginé par nombre de parents, et peut être de professionnels. En effet, être ensemble, particulièrement pour de jeunes enfants, ce n'est pas forcément rentrer dans des pratiques de compétition ou d'ajustement des places mais bien plutôt dans des comportements parfois parallèles (on n'a rien à faire de ce que l'autre fait) ou bien des comportements d'imitation etc... Mais, néanmoins, il me semble que la morsure, avec le cortège d'émotions et de réactions qui l'accompagne aujourd'hui dans l'accueil collectif, naît à partir du moment où cet imaginaire de la socialisation s'est mis en place. Les jeunes enfants sont alors conçus comme de petits individus exprimant leur capacité à se « tenir en société » c'est à dire à faire et tenir leur place et non pas comme des sujets en plein développement. Des jeunes sujets qui sont de toute façon sociaux et se développent à travers des liens mais qui peinent à se coordonner entre eux.   
 
Cet imaginaire de la socialisation étant en place, la morsure ne peut qu'apparaître comme la survenue d'une violence, et d'une violence barbare qui plus est. Une survenue qui peut laisser craindre que son enfant est une victime, un agneau parmi les loups. Et les professionnels sont alors tenus pour responsables de la protection ou de l'exposition de l'enfant à cette violence. Et les voilà qui tentent de rassurés les parents en leur expliquant précipitamment (je caricature) « qu'il n'a pas beaucoup pleuré-on a mis de la glace- on l'a consolé – il est reparti jouer sans problème ». Et les parents de ne pas être rassurés par ce qui leur apparaît comme une façon de mettre la poussière de la violence sous le tapis du protocole.

Comment faire alors ? Justement, peut-être, en sortant de cet imaginaire de la socialisation appliqué à l'accueil collectif. L'accueil collectif permet-il la socialisation des jeunes enfants ? Non, ce sont déjà des sujets sociaux qui évoluent par les liens et l'imitation et l'accueil collectif ne fait que les exposer à plus de liens et, potentiellement, de concurrence pour les liens et les objets (les jouets). Et que mettre à la place de cet imaginaire ? Peut- être le fait que l'accueil collectif est, comme l'accueil individuel, comme la vie en famille, un lieu de vie enfantine. Un lieu, avec ses caractéristiques particulières, où les enfants vivent leur vie. C'est à dire s'ignorent, s'imitent, se gênent, se fatiguent, mais aussi s'enchantent, jouent, s'étonnent parfois les uns les autres... mais parce que ce sont surtout des jeunes enfants avec leur énergie et leurs limites. Et un lieu de vie ce n'est pas un lieu de socialisation avec cet imaginaire de la formation à la vie en société. C'est un lieu d'émotions, de peines, de réconfort, un lieu qui permet la vie enfantine, c'est à dire l'attachement et l'exploration. Un lieu où parfois on se mord sans se faire violence, on se bouscule sans rabaisser ni humilier l'autre un lieu sans victoire ni défaite mais avec une grande recherche d'émerveillement, d'exploration et d'empathie.  



 
Article rédigé par : Pierre Moisset
Publié le 07 juin 2024
Mis à jour le 07 juin 2024