Les trois postures professionnelles autour du jeu de l’enfant
Est-ce une bonne idée d’entrer en relation avec le jeune enfant par le jeu ? Assurément oui. Faut-il systématiquement interagir avec un bébé dès qu’il commence à jouer ? Assurément non. Alors, que faire ou ne pas faire ? Commencer par prendre conscience de son propre rapport au jeu, tant dans ses souvenirs d’enfance que dans son attitude ludique d’aujourd’hui. Observer le joueur, tout en se regardant jouer, et se demander si en tant que professionnel, on permet à l’enfant de rester maître du jeu. Et surtout, essayer de s’ajuster de mieux en mieux au petit joueur qui est en face, au niveau de la gestuelle, du rythme, des commentaires, des initiatives.
Une seule condition : la disponibilité et la sincérité, car selon le pédopsychiatre Bernard Golse, « notre jeu ne peut être utile au bébé que s’il est authentique dans le plaisir qu’il suscite en nous. » Il précise, dans le même livre (Le bébé, du sentiment d’être au sentiment d’exister, Érès, 1001 BB, 2019), « Le jeu est un espace de récit mutuel, et cela même avec les bébés. Chacun “raconte” quelque chose à l’autre via une narrativité préverbale source de plaisir partagé. » Un conseil : se rappeler que tous les enfants n’ont pas forcément des parents qui jouent avec eux, que ce soit par manque de temps, par principe éducatif ou parce que personne ne jouait avec eux lorsqu’ils étaient eux-mêmes petits. Aussi, dans une journée passée en dehors de sa famille, chaque enfant devrait avoir droit à son petit temps d’interactions ludiques avec un adulte qui s’intéresse à lui. D’autant plus que, si nous sommes trop intrusifs ou trop présents, la plupart des enfants (pas tous) savent reprendre la main ou nous signifier qu’ils souhaitent continuer leurs explorations ludiques tout seul.
Jouer avec, ce n’est donc pas retomber en enfance sans garde-fou, c’est juste être en interaction verbale et non verbale avec les joueurs en herbe. Savoir jouer avec un ou quelques enfants, mais aussi savoir quand il faut se retenir de jouer, font partie des compétences professionnelles qui ne s’apprennent pas en un jour.
Faire jouer : lorsque l’adulte est animateur
Avec un public de tout âge, il est possible de faire jouer, c’est-à-dire de décider à quoi jouer et d’être le meneur de jeu. Avec les tout-petits, plus que formuler des consignes et de guider les joueurs pas à pas, il s’agit d’éveiller l’intérêt et de susciter l’envie d’agir sans pour autant attendre des résultats. Faire jouer, c’est prendre les choses en mains parce qu’on connait bien les enfants et qu’on sait identifier à quel moment ils sont en attente de propositions. Dans son livre Créer et rêver avec le tout-petit. Animations en petite enfance (Chronique sociale, 2018), Christine Schuhl écrit : « L’animateur guide le jeu, affine les effets de surprises, d’amusement. Il joue avec le spontané, tout en maîtrisant parfaitement le déroulé de son animation. L’animation devient alors un espace-temps, où la complicité entre l’enfant et l’adulte s’installe sans précipitation. »
Cette description concerne les jeux dans lesquels l’adulte met en place et accompagne les joueurs, sans jamais rien imposer, au risque que les enfants n’aient plus l’impression de jouer : l’adulte propose, l’enfant dispose. Par exemple, une partie de lancer de balles dans un panier en hauteur ou posé au sol : l’adulte installe, explique le principe du jeu, tend la balle au premier joueur. Il évalue au cas par cas, au fil des réactions individuelles, s’il peut demander d’attendre son tour, s’il comptabilise le nombre de balles bien réceptionnées ou s’il doit vite changer de jeu. Même s’il a prévu une courbe d’animation, à tout moment, il peut modifier le déroulement de la séance. Il peut aussi s’affranchir des règles de jeu prévus pour se mettre à l’écoute des idées des enfants : jouer avec le panier sans les balles ou le contraire. Quelques autres situations dans lesquelles l’adulte, dans la mesure où il choisit et invite les enfants à jouer, est en posture de faire jouer : découverte d’instruments de musique, parcours de motricité, pâte à modeler et ustensiles, collage de gommettes, toilette des poupées, blocs de construction … Une fois la situation de jeu mise en place par l’adulte, il doit savoir doser ses interventions et accepter de se laisser surprendre par les initiatives des enfants. Faire jouer, ce n’est donc pas décider à la place de l’enfant, c’est sélectionner une série de jouets ou avoir une idée d’activité car il y a toujours un moment dans la journée ou les enfants, individuellement ou au niveau d’un groupe, sont en attente vis-à-vis de l’adulte.
Laisser jouer : lorsque l’adulte est garant de la liberté de jouer
À l’opposé de faire jouer, une autre posture est celle de laisser jouer, non pas au sens de laisser des enfants très jeunes livrés à eux-mêmes mais du fait de leur donner les moyens de jouer librement avec le minimum d’intervention de la part de l’adulte. Tout miser sur le cadre ludique , à la fois au plan matériel et humain, est une manière de compter sur les ressources intérieures de chaque enfant pour satisfaire son besoin d’être en activité à sa manière. La première année, savoir jouer est le résultat d’une progression, qui va d’éprouver le plaisir d’agir grâce à l’adulte jusqu’à jouer à côté de lui, sans rien lui demander mais en bénéficiant de sa présence (ce que Winnicott a décrit en tant qu’élaboration de la capacité à jouer). En grandissant, l’enfant construit son sentiment de sécurité intérieure qui résulte de la balance attachement/exploration et qui se révèle dans son aisance à jouer en s’éloignant d’une figure d’attachement.
Dans le laisser jouer, toutes les initiatives de l’adulte se font en amont : aménagement de la salle de jeu, séparation ou non de l’espace en zones dédiées à des catégories de jeu différentes, équipement en jouets et autre matériel ludique. Un autre point important est la bonne répartition des adultes dans la salle. Pour cela, les apports de la psychologue du développement Anne-Marie Fontaine aident à penser leur place, depuis qu’elle a utilisé une image en s’adressant aux professionnels de la petite enfance au cours de ses travaux de recherche-action : « Pour les enfants, vous êtes comme des phares. » Elle a développé l’idée que, de même qu’en mer ce sont les phares qui éclairent et sécurisent une zone, dans une salle de jeu, c’est le positionnement et l’attitude des adultes qui rendent attractifs ou non certains espaces plus que d’autres. Laisser jouer n’est surtout pas ne rien faire, bien au contraire. Il faut anticiper et tout mettre en œuvre pour que les enfants accueillis aient la possibilité de jouer, seul et avec les autres, sans remettre leur destin de joueur entre les mains des adultes. Ensuite, il faut être attentif aux actions individuelles et aux interactions car elles nous fournissent des indices pour améliorer le dispositif.
Une posture sur mesure pour chaque joueur
Avec les jeunes enfants, tout comme avec les plus grands, l’adulte gagne à changer de casquette après analyse rapide du contexte : tantôt partenaire, tantôt animateur, tantôt garant. Cette distinction, valable au niveau d’un groupe, s’applique aussi au niveau individuel. Devant un puzzle, dans le coin dînette ou avec un bac rempli de cubes, un enfant peut avoir plutôt besoin d’un adulte pour partager ses découvertes (jouer avec), plutôt besoin d’être accompagné et même guidé (faire jouer) ou au contraire besoin de se sentir exister sous un regard bienveillant (laisser jouer). Au cours de la journée, face à chaque nouvelle situation, selon son âge et sa personnalité, chaque enfant exprime une attente différente. Il appartient à l’adulte de bien décrypter les signes qui feront de lui, à ce moment précis, un partenaire de jeu, un animateur de jeu ou une personne garante du jeu.
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