Le cadre ludique ou l'art de préparer les espaces de jeu
Des critères de pros sur les conditions de jeu
Au sein de la famille, le jeu est un élément parmi d’autres de l'environnement social et culturel dans lequel l’enfant grandit. Les jugements de valeur n’ont pas lieu d’être car il n’y a pas de modèle unique mais autant d’ambiances de jeu que de familles. Dans le contexte professionnel, les situations de jeu sont censées être le résultat d’une démarche réfléchie et concertée plutôt que de l'improvisation et des opportunités. Un référentiel commun, à appliquer différemment selon les publics accueillis, est nécessaire. C’est ce que propose le cadre ludique, notion qui regroupe six grandes composantes, dont quatre sont essentielles : le lieu, les zones de jeu, les objets ludiques et la présence des adultes. Deux autres, moins opérationnelles dans le secteur de la petite enfance, sont les règles d’usage et les relations d’appartenance (à découvrir dans le livre d'O. Périno).
1/ Un lieu qui a une fonction de contenant
À chaque fois que c’est possible, des signes visibles indiquant aux joueurs qu’ils entrent dans un espace de jeu, distinct de l’endroit où manger et où dormir, est préférable. Si ce n’est pas le cas, une organisation spécifique pendant les périodes de jeu et si besoin, des marquages au sol, peuvent aider à porter ce message : ici tu peux jouer tant que tu veux !
Le premier principe d’organisation du cadre ludique consiste donc à analyser les possibilités offertes par les locaux attribués au jeu. Un regroupement de RAM dans une salle des fêtes une fois par semaine, un accueil de loisirs installé durant un mois dans une école maternelle et une unité de vie stable d’un multi-accueil ne peuvent pas s’organiser de la même manière. Plutôt que rêver d'une salle de jeu idéale, mieux vaut étudier les options réalistes à partir de l’existant : le caractère permanent ou provisoire de l’espace ? l’existence de cloisons ou de recoins ? la prise en compte d’autres contraintes ? Tout ce travail se fait à la fois autour des valeurs éducatives, à partir des plans des locaux et grâce à l’observation.
2/ Des zones de jeu faciles à interpréter
Le cadre ludique ne fournit pas une méthode à suivre pas à pas mais une incitation à réfléchir aux éléments de l'environnement qui influencent les joueurs. Parmi les critères à prendre en compte, figure le principe de différenciation : une zone d'entrée, des zones de rangement, des zones interludes (lieux de passage entre les autres zones) et bien sûr des zones de jeu spécifiques, selon l'âge ou le type de jeux. Lorsque les espaces sont bien délimités et aménagés, la lisibilité pour les joueurs et les accompagnants en est facilitée : ici les jeux d'exploration sensorielle, ici les jouets de motricité fine, ici grande motricité, ici les jeux de construction, ici le royaume de l'imaginaire, ici les jeux de société. Ensuite, selon le public accueilli, dans chaque zone spécifique, l'intérêt des joueurs peut être enrichi par le renouvellement des thèmes de jeu au bout de quelques semaines.
Les conditions de qualité d'abord énoncées pour des ludothèques, où jouer est l'unique fonction des lieux, sont une bonne source d'inspiration pour tous les professionnels de l'éducation qui de fait sont aussi des professionnels du jeu.
2/ Des objets ludiques bien choisis
Les jeux et jouets, en quantité suffisante, doivent d'abord répondre à des critères de sécurité et de solidité. Ils ont aussi une valeur relationnelle, du fait de leur influence sur la qualité des interactions entre les joueurs. En famille, les jouets vont et viennent au gré des achats et des cadeaux et c'est normal. Mais en collectivité, ils deviennent un outil de travail, maitrisés par les adultes, au service des enfants. Sélectionner les jouets avec des critères objectifs est une des missions des professionnels de la petite enfance. Et pourtant l'initiation au classement ESAR, elle-même s'appuyant sur les stades de développement décrits par le psychologue Jean Piaget, ne fait pas encore partie des référentiels des différents métiers de la petite enfance. Il s'agit de choisir les jouets, les mettre à disposition dans chaque espace, organiser leur stockage et leur roulement, dans quatre grands groupes de jeux, d’exercice (sensori-moteur), symbolique, d'assemblage et de règles.
En 2009, Odile Périno et son équipe ont proposé un classement ESAR simplifié et plus fonctionnel sous le nom de COL (classement des objets ludiques). Apprendre à bien connaître les jouets aide à trouver les bons endroits où les installer à portée de mains des enfants, en tenant compte de la composition du groupe. Ensuite, il faut penser aux modalités de rangement, sachant que même si les jeunes enfants peuvent participer activement au rassemblement des jouets, seuls les professionnels savent trier, remettre à sa place initiale, vérifier que chaque jouet est complet, remettre chaque zone en état d’invitation à jouer.
4/ Une place sur mesure pour les adultes
La notion de cadre ludique inclue une réflexion sur le rôle du professionnel dans le jeu de l’enfant et sur sa place dans les espaces de jeu. Plutôt qu’une posture identique vis à vis des joueurs, chaque catégorie de jeu s’accompagne d’un style d’interactions enfant-adulte spécifique. Pour les jeux d’exercice, autrement dit d’exploration sensorielle, manuelle et motrice, l’installation de l’adulte autour de l’espace de jeu, assis ou allongé, est un facteur sécurisant. Pas de raison de s’interdire de proposer un objet ou de communiquer mais sans rien imposer.
Pour les jeux symboliques, la mise à distance de l’adulte aide à différencier imaginaire et réalité, l’intérieur de ce coin jeu n’étant investi que par les enfants. Pas question de refuser de participer en cas de sollicitation par un joueur mais sans y entrer et sans prendre trop d’initiatives. Dans les deux espaces, exercice et symbolique, le rôle actif de l’adulte est avant l’arrivée des enfants, pour l’installation et leur remise en état, en tenant compte des observations des comportements, de manière à améliorer l’offre à jouer.
Avec les jeux d’assemblage, l’adulte intervient plus directement : faire une démonstration avec quelques pièces du jeu, protéger certaines constructions de la démolition, donner un conseil technique selon les difficultés rencontrées. Dans le cas des jeux de règles, le fait d’avoir à se mettre d’accord sur des conventions nécessite un meneur de jeu et concerne moins la petite enfance.
Des conseils à ne pas appliquer à la lettre
Dans le contexte particulier des modes d'accueil pour les moins de 3 ans, les préconisations initiales d’Odile Périno sur le cadre ludique nécessitent des ajustements. Par exemple, des zones bien différenciées selon les types de jeu ne sont pas pertinentes avant l’âge de la marche. Par ailleurs, la zone d'entrée que l’auteur du livre « Des espaces pour jouer. » décrit comme un sas qui marque la limite entre les activités de la vie quotidienne et l'univers du jeu n’est pas indispensable avec des tout-petits.
La nécessité d’entrer et quitter une zone de jeu implique une réelle conscience des différences entre faire des expériences dans la vie, pour de vrai, ou bien dans un espace protégé, pour de faux. Or les bébés, au moins jusqu’aux premiers jeux de faire semblant, vers 18 mois, ne savent pas qu’ils jouent. La première année, jouer est plus un intérêt particulier envers les sensations et les actions qu’un monde à part, bien différencié des autres fonctions. Le fait de découvrir des jouets dans le même lieu que là où ils mangent et parfois dorment n’est donc pas forcément un obstacle à l’intensité de leur activité ludique.
Un autre point essentiel du cadre ludique concerne la place occupée par l’adulte, à l’intérieur ou autour de chaque zone de jeu selon leur attribution. Les arguments donnés en faveur de l’accès exclusif des enfants dans les coins dînette, poupées, docteur, déguisement et autres jeux de rôles sont à nuancer. En effet, à l’âge où les enfants commencent tout juste à explorer la dimension imaginaire des jeux d’imitation et de faire semblant, il est moins important de marquer une différence spatiale entre le monde du réel et de la fiction qu’entre 3 et 10 ans.
Le concept de cadre ludique a fait son chemin
Les propositions sur le cadre ludique rassemblées dans le livre d'Odile Périno s'inscrivent dans une tendance depuis de nombreuses années à interroger le rôle de l'espace dans les initiatives des joueurs et les interactions entre eux. Elles sont contemporaines de l'intérêt des architectes pour les lieux de vie des tout-petits et des chercheurs en sciences humaines pour les liens entre environnement et qualité de jeu. Tous revendiquent chacun à leur manière, avec leur regard tantôt d'architecte, tantôt de psychologue, une approche systémique entre conditions matérielles (locaux, mobilier, matériel de jeu), groupe d'enfants et attitude des professionnels. Selon la jolie formule de Didier Heinz, "l'espace est un langage et l'enfant dialogue avec lui".
Déjà, dans les années 1970, Hubert Montagner avait analysé les effets néfastes de salles vides sur l'agressivité des jeunes enfants. L'approche piklérienne a toujours attribué beaucoup d’influence à l'aménagement des espaces de vie. Actuellement, les préconisations d’Alain Legendre et Anne-Marie Fontaine sont les plus suivies. Leur notion de "phare", pour décrire le positionnement de l'adulte dans une salle de jeu, est - le jeu de mots est tentant - éclairante ! Même les fabricants de mobilier spécialisés petite enfance s'inspirent de tous ces travaux de recherche sur l'aménagement de l’espace et les relations entre les joueurs qu'il induit.
Et pourtant, tout reste à faire
En accueil individuel ou collectif, bien jouer dépend pour une bonne part de la réflexion et du soin accordés par les professionnels au cadre ludique. Alors que des sources d'inspiration venues d'autres pays (par exemple l'approche Reggio-Emilia) et de nouveaux courants (l'Itinérance ludique, la slow pédagogie) voient le jour, encore trop d'équipes entassent les jouets dans des placards ou les rassemblent en vrac au fond des tiroirs plutôt que les installer avec soin dans des salles de jeux aménagées avec exigence. Il existe encore trop d’établissements dans lesquels les jouets, acquis sans critères psychopédagogiques, sont incomplets ou mal choisis. Même si c'est tentant dans les petites structures qui sont créées avec un budget de départ restreint, les dons des familles et d'autres provenances ne sont pas une solution satisfaisante.
Il ne suffit pas non plus de couleurs vives sur les murs et de motifs sur les tapis au sol pour répondre aux besoins des joueurs. Placer le cadre ludique parmi les priorités du travail d'équipe et lui accorder une place dans la rédaction du projet pédagogique est un travail en profondeur à partir de ses composantes et de ses fonctions. Ca passe, en plus des réunions d'équipe, par des séances d'observation, de la documentation et si possible de la formation.
Il ne s'agit pas de négliger pour autant les autres aspects de la vie quotidienne mais de penser le jeu avec le plus grand sérieux.
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Pour aller plus loin
Périno O., Des espaces pour jouer. Pourquoi les concevoir ? Comment les aménager ?, Érès, 2014 (dernière édition)
Périno O., Le bébé, le jeu et la ludothèque, Spirale 2002/4 (n°24), sur
https://www.cairn.info/revue-spirale-2002-4-page-76.htm
Levine F. A., Le jeu selon Odile Périno, EJE Journal n°64, avril-mai 2017, pages 54-56
Centre National de Formation aux métiers du jeu et du jouet FM2J, https://www.fm2j.com/
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