André Stern : « L’enfant est un géant qui peut encore tout devenir et tout apprendre »
André Stern : Le mouvement francophone Ecologie de l'enfance a été officiellement lancé, conjointement en France et au Canada, lors d’un Congrès international le 3 octobre 2014 à Montréal. Il est en plein essor un peu partout dans le monde. Sur le modèle de l’écologie, qui prône le respect de la nature, l'écologie de l'enfance propose le respect de l'enfance, de la nature de l'enfant, de l'humain. Et, en particulier, une nouvelle attitude, plus respectueuse et accueillante, à toutes les étapes de la vie de l'enfant : vie in utero ; avant et pendant l'accouchement ; après la naissance ; au cours de sa découverte de la vie et lors de son apprentissage au sein du monde.
Votre approche est fondée sur une conception assez révolutionnaire de l’enfant...
J’ai été l’un des premiers à amener la neurobiologie en France, en m’appuyant notamment sur les travaux du Professeur Gerald Hüther, chercheur allemand en neurobiologie avancée. Les neurosciences nous livrent aujourd’hui une vision assez panoramique et inédite de l’enfance, qui rend caduques, voire délétères, la plupart des choses mises en place en matière pédagogique depuis des centaines d’années.
Les théories actuelles, notamment celles de l’attachement et de la psychologie de l’évolution, convergent toutes en faveur de la nécessité d’une inversion totale de notre manière de voir l’enfant. On a toujours considéré celui-ci comme le point zéro du développement humain, l’adulte en étant, à l’inverse, le point culminant. En découlait la croyance qu’il fallait « élever » l’enfant, jusqu’à la hauteur de l'adulte. A la clé, une perception et des modes d’enseignement qui ont fait de l’enfance un ghetto, entouré de murs qui ne cessent de monter.
Or, on sait aujourd’hui que nous avions tout faux. Que l’enfant vient au monde avec, dans ses mains, le faisceau entier des potentiels humains. Le petit enfant est un géant, qui peut encore tout devenir et tout apprendre. Un exemple : la capacité à savoir distinguer plus de 250 nuances de verts est indispensable pour survivre dans la forêt vierge. Les enfants ont en eux ce potentiel. Toutefois, comme il n’est pas sollicité sous nos latitudes, il ne va pas se développer, mais au contraire se rabougrir, pour laisser place à ceux de nos potentiels qui s’imposent pour survivre dans l’environnement dans lequel nous sommes venus au monde. De ce fait, il s’avère que dans les premiers mois de notre existence, nous semons une énorme masse de ces potentiels aux quatre vents.
Quelle attitude adopter à cet enfant finalement « surhumain » ?
Face à l’enfant, chacun s’improvise, plus ou moins à tort et à travers, éducateur, enseignant ou donneur de leçons. Au lieu de cela, l’on gagnerait à se poser la question : qu’est-ce que l’enfant peut nous apporter ? La liste est longue : ouverture, absence de préjugés, capacité à se connecter avec d’autres humains… Il nous faut faire montre d’une attitude débarrassée de toute ironie face à l’enfant. Lui faire confiance, car tel qu’il est, il est équipé de toutes sortes de choses merveilleuses.
La confiance inconditionnelle va de pair avec l’amour inconditionnel. Nous avons tous en nous un enfant blessé, à qui l’on a dit, ou laissé entendre, par le langage non-verbal : « Tel que tu es, ce n’est pas bien ». Sous-entendu : « Je t’aimerais plus si tu correspondais davantage à mes attentes ». Mais nos enfants deviennent comme nous les voyons ! L’expression de l’amour inconditionnel, c’est la phrase que l’enfant blessé voulait entendre, c’est : « Je t’aime parce que tu es comme tu es ». L’attachement est le premier vecteur d’autonomie.
Par expérience personnelle comme par conviction, vous êtes fermement opposé aux apprentissages par cœur. Pourquoi ?
C’est, en effet, un autre coup de pied des neurosciences dans la fourmilière de l’apprentissage. Tout notre système éducatif repose sur la confusion établie entre l’action d’apprendre et celle d’apprendre par cœur. Or, notre cerveau, s’il est une fantastique machine pour résoudre des problèmes, n’est pas optimisé pour engranger des informations. Par ailleurs, une information qui n’active pas nos centres émotionnels n’a aucune chance d’entrer dans notre cerveau. Ce qui explique pourquoi chacun a oublié 80 % de ce qu’il a dû apprendre. Les 20 % d’informations restantes sont celles qui vous ont touché ou concerné. De fait, l’on croyait jusqu’ici qu’apprendre est une chose qui se fait. Mais j’aime à dire que c’est plutôt quelque chose qui nous arrive. Notre cerveau se développe là où nous l’utilisons avec enthousiasme. L’enthousiasme est la clé des choses de tout apprentissage. Face à l’enfant, nous devons devenir « semeurs d’enthousiasme ».
Le jeu serait donc un vecteur d’apprentissage à privilégier ?
Bien sûr. Il n’existe aucune manière d’activer ces centres émotionnels de manière artificielle. La seule activité qui y parvient, c’est le jeu. Jouer, c’est ce que l’enfant peut faire de plus sérieux. Si cela ne tenait qu’à lui, il se consacrerait corps et âme à cette activité première, dont on peut dire qu’elle est aussi la plus sensée possible pour l’humain. Le jeu libre est la seule activité nécessaire et le plus efficace des outils d’apprentissage. Il n’y a pas à s’inquiéter : non seulement l’enfant ne reste pas dans un état végétatif si on ne le « pousse » pas, mais la science a prouvé que c’est tout l’inverse. Et peu importe le rythme. Mon fils ainé Antonin - qui ne va pas à l’école non plus - savait lire couramment à trois ans, et moi à huit ans seulement : il n’y en a pas un de plus « avancé » ou « retardé » que l’autre : seulement deux rythmes individuels.
Comment décliner concrètement cette approche sur la prise en charge des jeunes enfants de moins 6 ans ?
Je me refuse à avoir des recettes comportementales « clés en mains ». A chaque individu de trouver l’attitude adéquate à avoir en fonction de son environnement, de son histoire. Je peux toutefois donner trois conseils aux professionnels de la petite enfance.
Actuellement, les enfants sont élevés dans une sorte de cocotte-minute dans lequel brule le feu des attentes, dans une injonction permanente et épuisante à faire toujours mieux. Quel que soit le nombre d’enfant que vous avez à accompagner, vous pouvez être la personne dont l’enfant ressent que, sitôt qu’il passe sa porte, tout à coup le climat change. Intéressez-vous sincèrement à l’enfant, pour lui et non pour vous, et/ou seulement dans le but d’obtenir de lui une plus grande efficacité. Portez-lui le message non verbal : « Tu n’as pas à changer pour me plaire, tu n’as pas à faire les choses dont j’ai envie pour que je reconnaisse tes qualités, que je te voie ». Ces quelques mots changent la vie de ces enfants, qui n’ont pas à se préoccuper du devenir, mais qui, soudain, peuvent se contenter d’être. En tant que personnel de crèche, de halte-garderie ou assistante maternelle, vous avez la chance d’être peut-être la seule personne qui, dans la vie de l’enfant, lui donnera la chance d’être aimé comme il est. Une fois par semaine pendant les deux premières années de la vie d’un enfant, cela suffit à sauver une existence…
Autre recommandation que je peux faire : ayez une vraie attitude d’écoute envers lui. J’entends des parents me dire « nous pratiquons la Communication non violente, mais mes enfants ne font quand même pas ce que je veux » : c’est mal comprendre un outil. Les enfants savent très bien communiquer dans le non verbal, et nous aussi : toutes les méthodes de communication ne valent pas une vraie attitude d’écoute. Arrêtons de partir de nous et de nos idées : écoutons l’enfant et cela va être une grande surprise. Je pense que ce changement d’attitude va rendre chacun très créatif et très impliqué.
Enfin, les enfants aiment les rythmes et les rituels : rien ne perturbe davantage un enfant qu’un rituel blessé. Réveiller un enfant qui dort ou interrompre un enfant qui joue, ce sont des choses dont je me sens incapable. Nous sommes la seule espèce qui réveille ses enfants !
Oui, mais n’a-t-on pas besoin d’inculquer aux enfants des règles, des exigences minimales pour apprendre à affronter la vie en société ?
Je ne pense pas. L’enfant souhaite être un membre de la société, il observe et imite. La question de la socialisation est un faux problème : les enfants ne se mettent à enfreindre les règles que lorsqu’ils ont besoin d’attention. A la lumière de ce que nous apportent les neurosciences aujourd’hui, les notions amenées par la psychanalyse, sur lesquelles se sont largement construits les vieux modèles éducatifs - pétris de principes très masculins si l’on y regarde bien - sont à mon sens obsolètes voire néfaste. On peut faire table rase totale de toutes ces idées-là.
Pour en savoir plus :
www.ecologiedelenfance.com/
André Stern, Tous Enthousiastes ! Horay, septembre 2018
André Stern, Semeurs d'enthousiasme, manifeste pour une écologie de l'enfance, L’instant Présent, octobre 2014
Arno Stern, initiateur du « Jeu de peindre »
Co-fondateur du mouvement Ecologie de l’enfance, Arno Stern, père d’André, est un chercheur et pédagogue né le 23 juin 1924 en Allemagne. Arno Stern est l’initiateur d’un nouveau domaine scientifique : la sémiologie de l’expression. Une discipline basée sur le dessin enfantin et dont il a organisé la pratique, au travers du Closlieu, son atelier depuis plusieurs décennies, et du « Jeu de peindre ».
La sémiologie de l’expression révèle une manifestation complexe, originale, structurée et universelle, de la mémoire organique de chacun, appelée « la Formulation ». « L'activité dans le Closlieu n'est pas une thérapie, explique Arno Stern. Mais elle prévient la thérapie, parce qu'elle stimule des capacités qui permettent à l'individu de se réaliser. Elle développe précisément des aptitudes que la culture a étouffées et elle fait de chaque être une personne plus accomplie. »
La méthode Arno Stern, accessible dès le plus jeune âge sous certaines conditions, est aujourd’hui diffusée dans le monde entier, au travers de son Institut éponyme (Laboratoire d'observation et de préservation des dispositions spontanées de l'enfant), dirigé par son fils.
En savoir plus : www.arnostern.com/fr/