Boris Cyrulnik, neuropsychiatre : « La théorie de l’attachement devrait être enseignée à tous les professionnels de la petite enfance »
Boris Cyrulnik : Mon intérêt pour la petite enfance remonte à la fin des années 1970, alors que j’enseignais l’éthologie à la faculté de médecine de Marseille. A l’aide de capteurs hydrophones de pointe, placés sur le ventre de mammifères par une équipe de scientifique de Toulon, nous avons rendu observable la communication intra-utérine. Nous sommes ainsi parvenus à objectiver comment les bébés, dès la naissance, reconnaissaient la voix de leur mère, ainsi que les sons perçus lors de la grossesse, comme de la musique par exemple.
A l’époque, on nous apprenait que la parole était tellement magnifiée qu’avant de maîtriser celle-ci, le bébé ne pouvait rien comprendre. Une idée reçue que ces travaux, pour la première fois, portaient en faux.
En quoi votre théorie de la « biologie » de l’attachement prolonge et amplifie-t-elle la théorie de l’attachement, conceptualisée dans les années 1950 ?
A l’époque dont je vous parle, je travaillais déjà, de manière moins scientifique mais plus clinique, sur les troubles psycho-affectifs provoqués par l’abandon des enfants. La théorie de l’attachement, que j’ai rebaptisée, pour ma part, « biologie de l’attachement », n’a pas coulé de source tout de suite : nos travaux ont été vertement critiqués, y compris par des scientifiques de renom. Tout comme l’avaient été ceux de nos précurseurs psychanalystes.
Françoise Dolto avait engagé le mouvement avant la seconde guerre mondiale. Dès les années 1945-50, Anna Freud et John Bowlby se sont beaucoup penchés sur la question. René Spitz avait constaté les troubles énormes provoqués par le manque d’altérité chez les tout-petits, qui se laissaient mourir en dépit de conditions biologiques saines. Mais on n’avait alors pas les moyens scientifiques de prouver ces troubles de l’attachement. C’est pourquoi ces approches ont été très critiquées. On disait même que parler d’attachement préverbal, c’était une invention des hommes pour empêcher les femmes de travailler !
La mise au point de ces capteurs, issus de l’éthologie animale, ont permis de préciser et d’éclairer ce processus. Cela conformait l’hypothèse selon laquelle des troubles affectifs précoces peuvent altérer durablement le développement d’un enfant. Ce qui a été confirmé à maintes reprises depuis, en particulier par les neurosciences, avec les travaux de Stanislas Dehaene notamment. Il est désormais prouvé, imagerie médicale à l’appui, que les privations affectives provoquent des altérations cérébrales.
Quelles sont les implications de ces découvertes sur l’accueil des jeunes enfants ? La formation des professionnels est-elle à la hauteur de ces enjeux ?
Ces apports, désormais indiscutables donc, sur le développement du jeune enfant, induisent des pratiques éducatives et des décisions politiques. Cela veut dire, d’une part, qu’il faut ficher la paix aux femmes enceintes, et d’autre part qu’il faut insuffler les théories de l’attachement dans les métiers de la petite enfance.
Avant, ces professionnels étaient formés soit avec de la biologie, soit avec de la psychanalyse. Or, il y a dans ces métiers (notamment parmi les enseignants de maternelle) des femmes et des hommes d’un très bon niveau universitaire, mais qui n’ont jamais tenu un bébé dans les bras, qui ne savent pas les bienfaits de parler ou de sourire à un tout-petit. Il faut qu’ils soient mis au fait que parler à un bébé, c’est stimuler ses deux lobes préfrontaux et l’éveiller. Que le toucher, c’est naturel, que cela l’inonde d’endorphines. Mais aussi que l’interdit a sur lui un effet structurant et sécurisant.
Cela ne peut se faire que par une formation adaptée, basée sur les connaissances actuelles concernant les environnements propices aux apprentissages et au bien-être des jeunes enfants. Les professionnels de la petite enfance sont une chance de compléter le rôle éducatif parental de base, en sachant mettre en place les indispensables interactions précoces qui auront des répercussions profondes et durables. Bien formés, ils permettront à tous les enfants d’exploiter leur potentiel et leur donneront des bases solides pour se préparer au monde de demain.
C’est pourquoi je me réjouis que la formation de l’ensemble des métiers de la petite enfance, à commencer par le CAP, soit actuellement réinterrogée en ce sens. Des groupes de travail sont en place, on ne va pas trop traîner, j’espère. Avec, à la clé, des enseignements beaucoup plus pratiques, avec un peu de biologie (santé et hygiène), mais pas trop ; un peu de psychanalyse, mais pas trop. Et, surtout, de la théorie de l’attachement.
Dans quelle mesure l’accueil collectif du jeune enfant est-il souhaitable ? Ces structures peuvent-elles jouer un rôle dans la lutte contre les inégalités ?
Accueil collectif ou individuel ? Tout est fonction de l’enfant. Certains tout-petits, timides, sont sécurisés par l’accueil individuel, mais la figure principale d’attachement peut aussi se mettre en place en structure collective. Et les enfants qui jouent à se lancer des balles en crèche se socialisent mieux et accèdent au langage plus vite que les autres enfants.
Dans tous les cas, ce qui est vraiment important, à mon sens, c’est la qualité de l’accueil et de l’accompagnement fait à l’enfant, que ce soit par une ou plusieurs personnes. C’est d’organiser autour de lui une niche sensorielle avec sécurisation précoce. Plus on sécurise un enfant tôt, plus on lutte contre les inégalités. Pour peut-être 20 % des enfants maltraités chez eux, la crèche devient un facteur de résilience.
Tous les spécialistes (psychologues, sociologues, pédopsychiatres, juristes, neuroscientifiques…) s’accordent aujourd’hui sur le fait que c’est dans la petite enfance que s’installent les fondations de la construction de la personnalité.
Il est en effet désormais établi que les bambins qui ont bénéficié de services d’éducation et d’accueil optimum dans leurs jeunes années obtiennent, par exemple, les meilleurs résultats scolaires. En témoignent les résultats de l’enquête internationale PISA, qui place invariablement les pays d’Europe du Nord sur les premières marches du podium. Ceux-ci ont su réformer leur système éducatif en instaurant, dès le jardin d’enfants, une relation forte et de confiance entre les adultes et les petits, en s’appuyant sur un haut niveau de formation pédagogique des éducateurs. A la clé, dans ces pays, dix à quinze ans après les débuts de ces expériences, un taux d’enfants en grande difficulté qui ne dépasse pas 1 %, contre 15 % en France et dans les pays n’ayant pas fait évoluer leurs pratiques.
Quelle est votre position face à la tendance de proposer aux EAJE des programmes pédagogiques clés en mains, souvent d’obédience anglo-saxonne ?
Je ne suis pas spécialiste de ces approches. Mais, de manière générale, je ne suis pas fan des méthodes basées sur la stimulation à outrance des enfants. Pour moi, la sécurisation affective est nécessaire, primordiale et durable, à la petite enfance, mais aussi, plus largement, à tous les âges. Un lycéen n’apprend que si on lui donne le plaisir d’apprendre. Le plus sûr moyen d’engourdir l’apprentissage, c’est la monotonie ou la peur. C’est la voie qu’ont choisie, par exemple, les pays asiatiques, qui font atteindre à une toute petite minorité d’enfants des résultats stupéfiants… et en massacrent la majorité. Une option qui se pose en exacte opposée de la stratégie adoptée par les pays d’Europe du Nord, basée sur le respect du rythme individuel et sur l’empathie. Et, comme on l’a vu, s’il y a un peu de retard à cinq ans, ils obtiennent des résultats aussi bons à quinze !
Jean-Michel Blanquer vous a confié, début 2018, l’organisation des Assises de la maternelle. Quel est votre ressenti sur le continuum accueil du jeune enfant-maternelle ? Qu’est-ce qu’il faudrait que l’école change pour qu’elle s’adapte au mieux au développement des enfants ?
J’étais opposé à l’école à deux ans, car souvent, à cet âge, les enfants ne parlent pas et ne sont pas encore propres : du coup, pour eux l’école correspond à un stress, avec, à la clé, troubles alimentaires ou énurésie. Mais je suis favorable à l’école à trois ans, car ces deux obstacles sont derrière eux. La maternelle française est l’une des meilleures au monde. L’école permet une socialisation préverbale et l’imitation des petits camarades est le meilleur vecteur de progression pour les enfants. S’ils ont acquis un attachement sécure, ils vont prendre l’école comme un jeu et les apprentissages vont aller très vite. Et dans le cas contraire, l’école sera un facteur de résilience.
La précarité sociale ou affective peut entraîner des traumatismes plus ou moins lourds pour l’enfant. L’imagerie montre que lorsqu’on se dispute devant un tout petit, son cerveau est comme sidéré, ne fonctionne plus, tandis que ses amygdales explosent. Et si cela se répète, le bébé apprend à considérer toute information comme une agression. Par contre, le processus de résilience neuronale démarre dès que l’enfant est sécurisé. Pour cela, il faut fabriquer une niche sécurisante avec des mots, des gestes : en bref, tout le contraire de ce qu’on conseillait avant aux professeurs des écoles, sous peine que tisser une relation affective avec l’enfant risquait de provoquer des dégâts ! La musique, qui stimule le lobe temporal gauche ; les contes mimés, qui aident les enfants à apprendre par cœur ; l’entrée des familles à l’école, qui sécurisent les enfants et apportent un soutien psychologique apprécié aux enseignants : voilà l’école maternelle que j’appelle de mes vœux.
Ces dernières années, on a souvent eu l’impression d’une opposition entre psychanalyse et neurosciences. Vous qui baignez à part égale entre les deux disciplines, quelle synthèse en faites-vous ?
Freud n’a jamais été psychiatre, ni psychologue : il était neurologue. Et dès 1895, il préconisait le développement de l’approche scientifique de la psychologie. Ses idées sont dépoussiérées actuellement et ne s’opposent pas, pour moi, aux neurosciences. La neurobiologie d’aujourd’hui est relationnelle : lorsqu’on joue ou parle avec un enfant, on modifie sa biologie, on sculpte son cerveau, on hypertrophie ses deux lobes préfrontaux, alors que l’isolement sensoriel et la mutilation affective altèrent profondément celui-ci.
Pour moi, au-delà de quelques extrémistes, repliés sur leur pré carré, les tenants de ces deux notions ne s’opposent pas. Il faut que les psychanalystes sachent que le cerveau existe, et que les biologistes connaissent mieux l’inconscient. La science évolue en permanence, par la vérification. Les doutes, les neurosciences apportent des données nouvelles qui, parfois, confortent la psychanalyse, et parfois l’infirment. A chacun de jouer le jeu : propositions et critiques mutuelles font partie de l’approche scientifique.
Je suis confiant, car on est clairement sur le bon chemin avec les réformes en cours. Depuis Spitz, Freud et Bowlby, des milliers de travaux montrent maintenant qu’on sait ce qu’il faut faire pour une petite enfance épanouie.
L’Institut Petite Enfance Boris Cyrulnik
Depuis janvier 2014, l’institut Petite Enfance Boris Cyrulnik, association régie par la loi 1901 sans but lucratif, forme des professionnels du secteur à l’approche développée par le célèbre neuropsychiatre.
L’objectif de cet Institut est double. Primo, favoriser un rapprochement entre recherche et pratiques pédagogiques et animer une réflexion sur l’élaboration d’un programme minimal pour l’ensemble des professionnels de la petite enfance. Secundo, augmenter la qualité et l’adéquation de la formation de ces professionnels et l’unifier autour de bases communes telles que les théories de l’attachement, la cognition et l’éducation.
Depuis 2014, de nombreux centres ont essaimé à travers la France (Caen, Nîmes, Béziers…). Au programme, pour les professionnels inscrits : une formation diplômante annuelle de 120 heures, basée sur la théorie de l'attachement, sur l'éducation et les apprentissages des jeunes enfants. En cette rentrée, l’IPE inaugure la formation de formateurs de professionnels de la petite enfance, à Cholet et à Béziers.
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