Lutte contre la pauvreté : quels effets et quels enjeux pour les pros ? Par Pierre Moisset
Sociologue, consultant petite enfance
Dépassons maintenant ce constat et intéressons-nous à ce que ça fait aux professionnels d’accueillir, dans les faits, une grande proportion ou une majorité de parents « pauvres », « précaires », « fragiles ». Et bien cela les sollicite, les « secoue » énormément. J’ai travaillé récemment cette question à l’occasion de différentes conférences, et voici différents effets, différents enjeux que j’ai pu identifier.
Accueillir des parents pauvres, reclus, démunis, éloignés des normes sociales courantes va, déjà, provoquer une série de « chocs » pour les professionnels, quatre chocs pour être précis. Un choc « culturel » devant des personnes qui n’ont pas les mêmes limites, les mêmes modes d’expression que les parents ordinaires.
Un choc « moral », parfois, devant des parents sans activité à qui des places sont octroyées et qui ne viennent pas, ou viennent en retard alors que l’équipe a le sentiment de se mobiliser pour eux.
Un choc de « représentation » devant les pratiques et attitudes parentales. Citons une professionnelle pour illustrer ce point : « Et il est vrai que l’accueil pose pour les professionnels des questions difficile parce que leur modèle, leur représentation de ce que pourrait être une bonne famille peut être vite ébranlé parce que … ce qu’ils voient avec les parents est tellement éloigné de leur vécu que pour certains que ça peut être difficile. » Les professionnels sont alors choqués et sidérés, sans la possibilité de pouvoir aisément penser ce qu’ils vivent et perçoivent avec les parents.
Enfin, un choc « d’engagement ». Même si ces parents sont parfois « étranges », choquants, décevants, ils sont aussi et surtout en difficulté. Et les professionnels souhaitent les aider. Parfois trop, c’est à dire en excédant ce qu’ils peuvent réellement faire pour eux (c’est à dire accueillir leur enfant avec bienveillance), et en organisant des recueils de fond pour des parents à la rue, etc.
Ces chocs sont compréhensibles. La fragilité, la pauvreté n’est pas un spectacle sollicitant tranquillement l’empathie. C’est l’expérience mêlée d’une altérité et d’une vulnérabilité, d’un rejet et d’une volonté de porter l’autre. Face à cela, les équipes doivent travailler leur « attitude ». C’est à dire, être portées dans un projet clair et avoir un travail réflexif particulièrement intense et régulier pour, premièrement, prendre du recul. Cela peut paraître évident mais, justement, ne l’est pas.
L’engagement, le jugement amènent à se précipiter alors qu’il faut ralentir. Ne pas juger, et là aussi c’est difficile : « Leur représentation de ce que pourrait être une bonne famille peut être vite ébranlé parce que les parents sont tellement éloignés de leur vécu pour certains que ça peut être difficile. Il y a des questions très difficiles à aborder pour les professionnels, du style un enfant qui n’arrive pas propre, qui n’est pas changé régulièrement, un enfant qui a la gale. »
Enfin, il faut pouvoir développer et maintenir de l’écoute. C’est à dire aller au-delà de ce qui se présente (des parents parfois ingrats, inattentifs, qui ne changent pas alors qu’on leur a fait la remarque) pour comprendre le contexte de vie qui peut motiver cela. Tout cela est bien connu, souvent répété, mais surtout demande du temps de réflexion.
Les professionnels de la petite enfance ne pourront s’engager dans la stratégie pauvreté que si on leur donne et le temps, et la légitimité de réfléchir à ce que leur fait l’accueil des parents fragiles.
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