Déconfinement : l’intranquillité des professionnels de la petite enfance vue par une psychologue et une puéricultrice
Voilà six semaines que l’on nous dit que sortir est dangereux, que l’autre peut nous contaminer, que les enfants sont des réservoirs à virus, que les masques ne sont pas utiles quand on n’est pas malade. A partir du 11 mai, nous allons ressortir, rouvrir les crèches, accueillir des enfants, leurs parents, porter des masques. Nous ne savons pas encore vraiment quand, comment, avec quels enfants, avec quelles précautions ? L’incertitude règne face à un virus que l’on connaît très mal. Les scientifiques débattent et cogitent, les politiques essaient de prendre des décisions. Cette situation totalement inédite mobilise deux dimensions de notre psychisme : l’affectif avec nos émotions, le cognitif avec la nécessaire adaptation à de nouvelles façons de vivre.
• Du côté de nos émotions
Nous allons avoir à faire avec notre propre rapport à la maladie, à la peur de la mort de nous-mêmes et de nos proches. Le monde extérieur est pour certains porteur d’angoisses extrêmes. Ainsi, des enfants ne sont pas sortis de leur appartement depuis le 17 mars. Le lieu de confinement est devenu le cocon protecteur d’où il va être très difficile de sortir. La rencontre avec l’autre est aussi un facteur de peur. Les échanges se sont faits en toute sécurité en visio. Les apéros comme les réunions professionnelles se sont déroulés à distance et ont montré comme ce lien social était important et essentiel mais potentiellement dangereux. Comment maintenant se retrouver physiquement si l’autre est un porteur asymptomatique donc un « meurtrier potentiel » ? Il va falloir dépasser nos craintes, se rassurer ou être rassuré par des gestes barrières au virus mais pas à l’autre en tant que personne.
• Du côté de l’adaptation
Pendant cette période de confinement, nous avons beaucoup appris en nous adaptant à des conditions de vie inhabituelles, et sur le plan professionnel à des moyens inédits de travailler et des objectifs différents. Les professionnelles de crèche et les assistantes maternelles ont, pour beaucoup, heureusement pour les familles, gardé le contact en développant une créativité extraordinaire. Elles se sont emparées d’outils nouveaux : whatsapp, vidéo, chat, zoom, skype… ou utilisés d’habitude dans la vie personnelle. Elles ont téléphoné, échangé des photos, proposé des activités, se sont réunis en équipe en visio. Elles ont établi d’autres relations avec les parents, depuis leur propre domicile en faisant bouger les lignes de la distinction entre vie privée et vie professionnelle.
Elles ont donc su s’accommoder à de nouvelles pratiques alors que les pratiques du quotidien n’étaient plus possibles. Les parents leur en sont reconnaissants et elles ont ainsi su valoriser leur rôle essentiel. Elles ont appris à travailler autrement, elles se sont adaptées dans le sens piagétien du terme qui est synonyme d’intelligence, une intelligence professionnelle et collective. D’autres ne l’ont pas fait.
• Et maintenant ?
Nous allons vers un autre inconnu. Nous le savons tous, dans un premier temps, la vie ne sera pas la même. Nous avons à gérer de l’imprévu, donc source d’intranquillité. Cette intranquillité peut générer du stress et il y en aura, mais elle peut être aussi source de développement personnel et professionnel, en restant dans la voie de l’adaptation. Pour cela, il va falloir agir mais aussi réfléchir. Que voulons-nous vivre avec les enfants et les parents, tout en garantissant leur sécurité et la nôtre ? Comment garder nos valeurs d’accueil tout en mettant en place les précautions nécessaires ? Un vaste chantier s’ouvre qui va faire appel, selon notre place et notre fonction, à notre capacité à penser les conditions de la reprise, transition vers le monde de demain. Une étape qu’il ne faut pas louper…
Marie Hélene Hurtig, puéricultrice : la difficulté de trouver du sens dans les recommandations sanitaires, source d’intranquillité
• Protocoles sanitaires en respect des besoins des tout petits ?
Nous avons appris ces dernières années que les différentes sphères de développement de l’enfant étaient indissociables. « Les sphères du développement du petit enfant, physique, cognitif, affectif, social, sont inséparables. Chaque sphère de son développement interagit sur les autres selon une dynamique en spirale entre affectivité et acquisitions, entre éducation et soin, entre corps et cognition, entre socialité et construction du soi. Pour lui tout est langage, corps, jeu, expérience. » (cf rapport Giampino, Les 12 caractéristiques du développement du jeune enfant) Et nous avons appris aussi que les différents besoins de l’enfant ne sont pas hiérarchisés mais liés les uns aux autres et en interactions.
Aujourd’hui il semblerait pourtant que dans les différentes recommandations pour les EAJE liées au COVD 19, le besoin sanitaire soit totalement prépondérant.
Pourquoi la plupart des protocoles pourtant élaborés par des professionnels des jeunes enfants (pédiatres, puéricultrices..) ne sont-ils axés uniquement que sur l’entrée sanitaire comme si chaque élément de l’accueil pouvait être coupé du reste ?
Notre mission en EAJE « de veiller à la santé, à la sécurité, au bien-être et au développement des enfants » qui nous sont confiés n’est pas modifiée.
Nous n’allons pas oublier les 10 principes encadrant la qualité d’accueil énoncés dans le « Cadre national de l’accueil du jeune enfant ». Et nous appuyer sur le principe N 8 : « Les modes d’accueil doivent offrir un environnement sain, garantissant tant la sécurité de l’enfant que les conditions de déploiement de son éveil »
C’est-à-dire penser en même temps les différents besoins de l’enfant, dans une pensée globale de l’accueil….Comment ne pas être intranquille avec un conflit de valeur majeur devant des préconisations qui pourraient mettre à mal les réponses aux besoins fondamentaux de l’enfant ? Et en leur demandant d’appliquer des protocoles sanitaires qui dans leur mise en œuvre pourraient constituer des « douces violences », voire même des maltraitances institutionnelles.
C’est un coup violent porté aux convictions des professionnelles petite enfance, à ce qu’elles ont élaborés toutes ces dernières années et ceci avec un argument massue et très culpabilisant : la maladie et la mort.
Quelques exemples :
• Les très jeunes enfants ont besoin d’être portés (Winnicott), comment peut-on imaginer d’accueillir des tout petits en évitant au maximum de porter les enfants?
• Comment instaurer une relation de qualité quand l’enfant ne peut voir que les yeux de l’adulte ? Ceci a été longuement développé par Florence Pirard et Anne Dethier dans leur article « Déconfinement et accueil du jeune enfant : l’impact du port du masque. »
• Que vont comprendre les jeunes enfants retrouvant la crèche après 2 mois d’absence, accueillis par des adultes masqués, et sans que leurs parents ne puissent les accompagner dans leur espace de vie ?
• Nous savons que la relation entre les accueillants et les parents est un élément primordial de la sécurité affective des enfants accueillis et qu’il est important que l’enfant soit témoin des échanges entre les différents adultes qui prennent soin de lui (parents et professionnels petite enfance dans notre cas..). Comment cela est-il possible dans un échange effectué dans un SAS et où il est préconisé que ce temps soit le plus court possible ? En privilégiant des transmissions par voie électronique ou par SMS…
• Enfin la crèche est un lieu d’interactions entre enfants : devrons-nous dire à un enfant qui va vers un autre enfant : « Non, je te demande de jouer seul, ne l’approche pas… ». Et donc être porteur du message que l’autre est potentiellement dangereux alors que les enfants sont en construction et en apprentissage du lien à l’autre et du vivre ensemble….
• L’enfant a besoin de toucher, d’explorer avec tous ses sens, d’expérimenter, de répéter, d’imiter… Il appréhende le monde comme cela …Il a besoin d’un environnement propice à des explorations diversifiées et non pas aseptisé avec peu de matériel à jouer et à explorer. …..Ceci a également été développé par J serres et C Schuhl et par FA Lévine dans 2 articles récents des Pros de la Petite enfance.
Et ce n’est pas qu’une question de moyens mais de sens. Même avec peu d’enfants, des locaux spacieux, des masques en quantité, du gel HA en quantité, du personnel pour nettoyer….Choisirons- nous de ne pas consoler un enfant qui a besoin de nos bras parce qu’il est triste, ou qu’il est tombé ? Allons-nous empêcher les enfants de se toucher, de jouer ensemble avec les mêmes jouets ?
• Mettre du sens dans les protocoles, en s’appuyant sur les données médicales
Dans cette crise sanitaire, beaucoup d’informations contradictoires ont circulé. Comment trouver du sens dans toutes ces directives ?
D’abord trouver et mettre du sens dans les protocoles sanitaires : être au clair sur les objectifs : tout d’abord éviter la propagation du virus, c’est une problématique de santé publique… qui invite à se protéger soi pour protéger les autres.
Protéger l’enfant ? L’enfant, s’il est contaminé, ne serait pas en danger mais par contre il peut « ramener » le virus chez lui et contaminer sa famille. C’est donc bien une question de santé publique et pas un danger pour lui…
La Société française de pédiatrie indique dans son communiqué du 7 avril 2020 : « Nous n'avons pas d'inquiétude quant aux effets directs de l'infection COVID19 sur la santé des enfants, mais bien plus sur les conséquences des bouleversements que cette infection génère dans leur cadre de vie quotidien », ce qui nous ramène en termes de protection de l’enfant à des prises en compte de problématiques autres que purement hygiénistes.
Quelques recommandations à interroger…
Les enfants sont le plus souvent asymptomatiques même quand ils sont porteurs du virus, quel est l’intérêt de vérifier leur température tous les jours ? Le message, semble-t-il consensuel aujourd’hui, est que les enfants sont peu contaminants, alors pourquoi certains protocoles recommandent qu’ils aient le moins de contact possibles entre eux ? Et pourquoi préconiser la distanciation sociale entre l’enfant et l’adulte ? Depuis 2 mois, malgré le confinement, malgré les gestes barrières, le virus se propage, il serait illusoire d’avoir pour objectif un risque zéro de contamination.
Pouvons-nous plutôt penser et communiquer aux familles et aux équipes, un risque le plus limité possible en tentant de concilier gestes barrières et accueil de qualité qui préserve les besoins de sécurité affective, de relations et d’exploration ?
Il est intéressant de voir comment les structures qui sont restées ouvertes ont fonctionné pendant ce temps de confinement. Qu’ont-elles à nous dire ? Quelles difficultés sont apparues ? Comment se sont-elles organisées dans la mise en place des gestes barrières ? Quels compromis éventuels ont-elles trouvés ?C’est ce que nous avons exploré en demandant à une quarantaine d’équipes d’EAJE de renseigner un questionnaire autour des thématiques de l’hygiène, du maternage, de la pédagogie, de la relation aux parents. Les données sont en cours d’étude, nous préparons un article pour la fin de la semaine.
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