L’éducation du jeune enfant comme travail. Par Pierre Moisset

Sociologue, consultant petite enfance

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pro avec deux enfants
Cela fait partie de ces idées dont il est difficile de dire si elles sont banales ou profondes. Faussement banales et vraiment profondes ou faussement profondes et vraiment banales. L’éducation du jeune enfant est un travail. En tout cas, c’est une idée que je me retrouve à développer ces derniers temps face aux professionnels de l’accueil de la petite enfance que j’ai l’occasion d’accompagner ou de former.
    
Là, Vous me direz « Ok, vu le contexte, c’est une idée profondément banale ! ». D’accord, précisons un peu. Les professionnels que je rencontre s’interrogent sur leur rôle à l’échelle de la société, de leur service ou entreprise ainsi que par rapport aux enfants accueillis et aux parents de ces derniers. Quel est ce rôle ? Quelle est la nature du service, de la prestation qu’ils rendent ? Ont-ils un rôle éducatif à l’égard des enfants ? Un rôle d’accompagnement à l’égard des parents ? Et si oui, qu’est ce qui fonde, légitime ce rôle ? Qu’est ce qui le délimite ? Oui, parce que c’est bien là que les ennuis commencent ou, en tout cas, s’affirment. Les professionnels de la petite enfance ne manquent pas de missions et de rôles possibles : les textes réglementaires, les circulaires, les discours politiques aux envolées lyriques ne manquent pas de leur en donner, le tout dans un certain désordre… Mais comment peuvent-ils, au quotidien et face aux enfants, aux parents, délimiter et, surtout, fonder leur rôle éducatif ? Et nous retrouvons notre idée banale. Ce qui permet de sensibiliser les parents, de les interpeller voire de les convoquer autour de certaines réflexions sur leur enfant, leurs attitudes, en réponse ou non à leurs questions… ce qui permet cela, ce n’est pas l’autorité des professionnels du fait de leur statut (ça c’est bon, ils s’en sont rendu compte), ce ne sont pas leurs connaissances théoriques sur l’enfant… ce sont leurs propres pratiques en tant que caregiver, en tant qu’éducateur auprès de chaque enfant et des enfants.

Ce qui fonde, à mon avis, le rôle éducatif des professionnels de la petite enfance, c’est leur travail auprès des enfants. C’est à dire l’ensemble des questionnements, des réflexions, des gestes, des observations qui leur permettent d’agir et de s’ajuster aux évolutions et changements de l’enfant, aux questions et dilemmes que ces changements et évolutions leur posent.
Illustrons cela concrètement. La petite Lisa, 18 mois, accueillie depuis ces 4 mois en accueil régulier, semble ces derniers temps moins joueurs, plus en retrait, plus « triste » presque aux yeux des professionnels. Ils ne savent trop qu’en penser, ils aimeraient savoir si quelque chose a changé à la maison et qui motiverait ce changement d’état, voire si les parents ont observé un même changement avec eux… Et ils en parlent aux parents. Qui semblent partagés entre banalisation rapide « Non, rien de très notable, boh peut être un peu moins enjouée » qui peut cacher une envie de ne pas rentrer en matière ou le fait que ces parents peuvent craindre, à travers les questions des professionnels, une forme de jugement « ils ont vu quelque chose que l’on n’a pas su voir, que vont-ils en penser ? ». Et cela peut aboutir (je caricature) à des formes de réponses plus ou moins gênées, fermées « Non mais ça va passer », « On doit aller voir quelqu’un, vous croyez ? » Qu’est ce qui s’est passé dans cette situation telle que je la simplifie ? Les professionnels, en tenant leur rôle, ont transmis aux parents un questionnement, une préoccupation… mais ils ne leur ont pas proposé un objet de travail. Et les parents ont réagi dans l’incertitude : qu’est -ce qu’il a à observer qu’ils n’ont pas su voir ? Quel statut donné à ce qu’ils ressentent, observent ? Et tout le monde tâtonne.     

Comment peut-on imaginer les choses autrement ? Imaginons que les professionnels transmettent aux parents leur préoccupation en leur faisant part de leurs observations détaillées : Lisa joue moins longtemps à chaque jeu, elle est moins stable, engagée, elle a des moments de rêverie, de distractions plus nombreux. Elle a un air préoccupé, particulièrement en deuxième partie d’après-midi. Pour expliquer ce changement d’état de Lisa on a essayé de voir qu’est ce qui avait changé dans son accueil : des enfants ou un professionnel auxquels elle serait attachée et qui ne viendraient plus ou moins. Un changement d’horaire, une ambiance plus tendue entre les enfants. Un changement dans les relations, affinités entre enfants… Une fois tout cela observé, réfléchi peut être qu’on trouve, ou qu’on ne trouve pas dans le monde d’accueil de quoi expliquer le changement de Lisa. Et alors on se tourne vers les parents de la fillette avec cet objet de travail : l’ensemble des observations et des questionnements sur Lisa, les regards professionnels et affectueux sur elle qui cherchent à définir et répondre à son mal être. Et à ce moment -là, on peut imaginer que les parents sont bien moins dans l’incertitude. On ne leur présente pas une situation globale dans laquelle ils peuvent craindre d’être pris à défaut, mais un travail, une recherche par rapport à une préoccupation. Et ils peuvent s’inscrire dans cette préoccupation telle qu’elle leur est exposée. Par un travail de questionnement, d’observation (au moment du coucher, du lever, des jeux, des transitions du matin et du soir ?). Ils ne peuvent plus (ou moins) prendre des positions : « je suis le parent, je sais ce que je ressens et ce que je fais ! », « On s’en occupe, ça va aller » et ils sont appelés à un travail : élucider ce qui se passe pour Lisa pour pouvoir lui apporter plus de bien-être. C’est en cela, en ce sens banal et profond que l’éducation du jeune enfant est un travail. C’est à dire un process, une série d’efforts, d’essais et erreurs, de révisions, de consolidations pour arriver à accompagner au mieux l’enfant. C’est ce que les professionnels font ou doivent être sûrs de faire. Et c’est ce qu’ils peuvent partager aux parents pour que ces derniers trouvent avec eux à élargir leur base de travail. Donc, oui, l’éducation est un travail, ce n’est pas une intuition, pas du bon sens, pas plus qu’un corpus d’idées et de théories.
C’est une pratique orientée, structurée, mais surtout une pratique de questionnement et d’observations. Pour les professionnels, pour les parents, pour l’ensemble des personnes auprès des jeunes enfants.

 
Article rédigé par : Pierre Moisset
Publié le 13 décembre 2021
Mis à jour le 13 décembre 2021