Jean Epstein : « L'enfant apprend d'abord en aimant puis en explorant »
Jean Epstein : J’exerce en effet dans le secteur de l’enfance depuis 45 ans, et toujours avec la même passion. Ma chance a été, à l’âge de 18 ans, de faire des études de kinésithérapie sous l’égide de Boris Dolto, le mari de Françoise. A travers lui, j’ai eu l’occasion de fréquenter d’assez près la célèbre psychanalyste. C’est elle qui m’a incité à reprendre mes études. Je suis devenu psychosociologue, de façon à m’engager sur cette piste de l’enfance qu’évoquaient passionnément, et de façon très concrète, Françoise et Boris Dolto. Depuis 1974, je me suis engagé dans une démarche professionnelle recherche-action, basée sur trois axes :
-La construction des repères chez l’enfant. Le cœur de mon travail porte sur le lien entre petite enfance et adolescence. Et ce, dans la mouvance que dessinait Dolto, qui disait : « Une société n’a de valeur qu’en fonction de ce qu’elle choisit de donner à ses enfants », ou encore : « Il coûte moins cher d’aider un enfant et une famille à se construire plutôt que d’attendre qu’ils dysfonctionnent pour les soigner ». Un credo qui avait mené à la création des « maisons vertes », en 1978.
-L’évolution de la famille et la place de l’enfant dans la famille.
-L’évolution des pratiques éducatives sur le terrain, aux côtés des professionnels.
Vous avez exercé dans des cadres de recherche très divers…
Effectivement. Pendant dix ans, de 1980 à 1990, j’ai été responsable du secteur enfance de la Fondation de France. Ma mission : impulser, accompagner et faire reconnaître des réponses innovantes en matière de petite enfance. A ce titre, j’ai contribué à l’institutionnalisation des crèches parentales, issues des « crèches sauvages » organisées par certains parents dans les années 1980, faute de modes de garde. C’est ainsi, également, qu’en 1987, la CNAF nous a demandé d’inventer un « truc » pour rompre l’isolement des assistantes maternelles… Ce furent les Relais d’Assistantes Maternelles, nés en 1989. J’ai soutenu aussi le développement des crèches d’entreprises.
Je suis actuellement conseiller-expert en matière de référentiels Petite enfance auprès de différents pays, comme la Belgique ou le Québec. Je fais beaucoup d’accompagnement aux politiques locales, avec des élus de tous bords. Je pense que les évolutions viennent plus souvent du terrain que des ministères ! Au début des années 2000, nous avons ainsi lancé le multi-accueil à Ajaccio, avec le souci de faire rimer ce mode de garde avec souci de qualité et bientraitance. Et non, comme cela a trop souvent été le cas en France, avec taux de remplissage, au regard de la PSU.
Pourquoi avoir tant écrit sur le rôle essentiel du jeu dans le développement et les apprentissages chez le jeune enfant ?
Pendant des centaines d’années, l’erreur pédagogique commune a été de dire : « D’abord il faut apprendre, cela permet de comprendre, et après il faut aimer ». Les neurosciences, nées il y a une quarantaine d’années, n’ont fait que confirmer ce qu’avaient intuitivement senti, dès le début du 20ème siècle, les penseurs des pédagogies nouvelles, à commencer par Maria Montessori. A savoir que c’est exactement le contraire : d’abord, il faut faire aimer, ensuite laisser explorer, et c’est seulement ensuite que l’enfant finit par apprendre. Il faut laisser un enfant s’ennuyer et trouver lui-même les astuces pour s’en sortir.
Le jeu constitue l’alpha et l’oméga de l’univers de l’enfant. Un enfant joue 24 heures sur 24, il joue ses joies, ses peines, ses peurs : tout est jeu chez un enfant. Le jeu alimente sans arrêt le type de développement d’un enfant, au même titre que son développement alimente son jeu. Comme Montessori en son temps, je pense qu’il ne faut pas imposer à l’enfant des activités, mais lui en proposer dans les directions qu’il aime. Un enfant ne joue pas pour apprendre, mais il apprend « parce » et « par ce » qu’il joue. Il faut lui proposer des choses très variées, mais surtout ne pas chercher à exploiter le jeu à des fins d’apprentissage, sous peine de le dégoûter. Et sans tomber dans les deux écueils éducatifs actuels : chercher à faire entrer tous les enfants dans le même « moule » et les sur-stimuler, dans une recherche constante de la performance.
Concernant le premier aspect, vous voulez dire que chaque enfant est unique ?
Complètement. Paul D.MacLean, créateur du scanner, a, le premier, dans les années 1970, formalisé la théorie des trois cerveaux (hémisphère gauche : logique, hémisphère droit : créativité et « troisième cerveau » : l’affectivité). En bref, nous avons tous le même nombre de neurones, mais ils ne sont pas répartis de la même façon en fonction des individus. Certains enfants sont plus axés sur la logique, d’autres plus créatifs. Ce sont des petits qui se livrent à ce que j’appelle des « inactivités d’éveil » : contemplation, rêveries… Notre système éducatif actuel - qui débute dès la naissance - valorise les « bons élèves », ceux qui reproduisent le modèle, plutôt axé sur la logique. Tandis que les créatifs sont souvent taxés de noms différents : en crèche, ils sont « imaginatifs » ; en maternelle : « créatifs, rêveurs », et, très vite, catalogués « à problèmes, en échec… ». Mais il a été montré que 85 % des métiers que les enfants exerceront dans les années 2030 n’existent pas encore. Et que les mieux préparés ne sont pas ceux qui reproduisent le modèle, mais ceux qui auront l’imagination pour créer ces entreprises et des métiers de demain.
Pouvez-vous développer ce que vous entendez par sur-stimulation de l’enfant ?
Mettez dans un « cheker » choc pétrolier et montée du chômage, et donc peur de l’avenir, plus les injonctions issues, depuis les années 1980, du message mal compris de Dolto et prédisant que « tout se joue avant trois ans, avant six ans, avant la maternelle ». Secouez, et vous en sortez un statut nouveau de l’enfant, désormais condamné, pour réussir, à être précoce, performant, mieux que les autres… Et ce, en parfaite négation avec ce que nous disent les neurosciences : que le développement de l’enfant est forcément corrélé avec la chronobiologie. Pour que les acquisitions se fassent, plein de choses doivent être déjà bien installées. C’est pourquoi la fourchette d’apprentissage est très large selon les enfants : entre dix et vingt-et-un mois pour la marche, entre deux et sept ans pour la propreté, entre quatre et neuf ans pour la lecture… Mais l’enfant étant condamné à une réussite précoce, les parents se sont mis, pour son « bien », à avoir des exigences ridicules envers les professionnels. En témoigne cette question entendue dans toutes les crèches le soir : « Qu’est-ce qu’il a fait aujourd’hui ? ». Sous-entendu : « Qu’est-ce qu’il a produit ? » Au passage, la France est le seul pays du monde, avec le Japon, à produire un carnet d’évaluation en maternelle ! Certes, un enfant, pour progresser, a besoin d’être évalué. Mais pas par rapport à la moyenne des autres, seulement par rapport à son propre développement.
Quelles conséquences ces attentes irréalistes ont-elles sur les modes d’accueil ?
Pour que les choses fonctionnent, il est nécessaire que parents, enfant et professionnels se positionnent sur ce que j’appelle le triangle de la confiance. Les trois parties doivent avoir confiance en elles-mêmes et en les deux autres. Je suis d’ailleurs un peu étonné que l’on appelle encore les professionnels du secteur des professionnels de l’enfance, car sont avant tout des professionnels de la famille : ils ont souvent plus de travail à faire avec les parents qu’avec l’enfant. La question du mode de garde, c’est avant tout une histoire d’adultes : si une vraie confiance s’installe entre parents et professionnels, il n’y a pas de raison que l’enfant aille mal. Mais ce triangle de la confiance est désormais faussé par ces exigences parentales envers les professionnels. Et également par les angoisses terribles que cette pression contre-nature fait peser sur les enfants.
Que peuvent faire les professionnels pour rétablir l’équilibre de cette relation tripartite ?
Parler de bonnes pratiques, pour moi, c’est se référer à deux types de logiques : à une logique de manque, d’une part, à une logique de compétences, d’autre part.
La première approche consiste à regarder chez l’autre ce qui ne va pas, et, pour les professionnels, à faire pour l’autre, « pour son bien ». A la clé, la fabrique de parents « consommateurs ». Dolto avait une autre phrase formidable sur cette question : « Des spécialistes risquent de construire leur fonds de commerce sur le sentiment d’incompétence des parents ». Et elle est partie avant de connaitre Super Nanny et tous les sites de coaching parental !
La seconde approche, c’est regarder le positif et ne pas faire pour eux, mais avec eux. Dans cette logique de compétences, tout est fait pour valoriser les parents. C’est le cas notamment au Québec, où, quand les parents inscrivent leurs enfants à la crèche, ils participent au projet éducatif. De plus, dans nombre de villes, ils sont tenus de faire deux jours par mois de permanence pour compenser les tarifs, très modérés, à l’instar de ce qu’il se pratique chez nous dans les crèches parentales, mais dans le cadre d’une structure municipale. Cette contribution leur permet d’apporter leurs compétences, ce qui les met en confiance et les valorise. Rien de plus structurant, pour un enfant, que de voir ses parents et les professionnels se parler.
Quelles sont, selon vous, les forces et les faiblesses des différents types de modes d'accueil ?
J’ai une admiration profonde pour tous les modes de garde et je n’aime pas établir des comparaisons. La vérité, c’est de savoir de quels enfants et de quels parents l’on parle, notamment de la mère. Si celle-ci, par exemple, culpabilise de travailler, l’enfant sera mieux en collectif, car elle aura moins peur de l’intimité avec une référente unique.
Je travaille avec toutes les structures Petite enfance, mais je fais partie du « fan club » des assistantes maternelles qui, à mon sens, ne sont pas assez reconnues. J’ai une grande nostalgie pour les crèches familiales, un type de structure qui est malheureusement en train de disparaître, faute de moyens de la part des communes. Ces crèches sont au top, car elles offrent une double entrée : intimité chez l’assistante maternelle et découverte de la collectivité au niveau de la crèche.
Mais l’ensemble du secteur est frappé, depuis une grosse dizaine d’années, d’un climat que je qualifierais de dépressif, notamment au niveau des crèches. Une situation due à trois déferlantes, qui s’ajoutent aux exigences excessives évoquées plus haut. Primo, l’hygiénisme (interdiction que les parents fassent à manger, entrent dans les locaux...). Secundo, l’obsession du risque zéro, de la sécurité. Tertio : la marchandisation croissante du secteur, du fait de la multiplication des délégations de service public.
Quelles sont vos aspirations pour l’avenir du secteur Petite Enfance ?
Pour l’avenir, j’ai trois rêves. Le premier serait que l’école maternelle se rapproche de la petite enfance et que l’on pense de la naissance à six ans (entre autres, en faisant travailler en binômes instituteurs et EJE). Le deuxième serait de faire entrer les psychomotriciens dans les crèches et que celles-ci soient co-animées, de façon complémentaire, par ces trois métiers. Le troisième : qu’un jour, la fonction d’assistante maternelle soit sanctionnée par un vrai diplôme. Un pari d’autant plus difficile qu’il n’y a pas de ministère de la Famille en ce moment.
Un auteur prolixe
Jean Epstein est l’auteur d’une douzaine d’ouvrages, dont L’explorateur nu : plaisir du jeu, découverte du monde, Les Editions universitaires (1999) ; Comprendre le monde de l'enfant (2010), Le jeu enjeu (2011), Histoires de petits- grands – A l’usage des adultes qui se posent des questions (2013), chez Dunod ; Assistantes maternelles, un monde extraordinaire (2018) et Un, deux, trois, soleil : Agir contre la violence ordinaire, Philippe Duval Editions (2019).