Non aux jouets dits intelligents en EAJE !
Depuis quelques décennies, les fabricants de jouets, aidés par des psychologues, des designers et autres spécialistes, ont rivalisé de créativité pour concevoir des jouets astucieux tout en maintenant une simplicité d’utilisation pour les bébés. Les jouets d’éveil se sont diversifiés avec des formes et des textures rendues possibles tant par les progrès du traitement de la matière plastique que par l’utilisation de nouveaux tissus comme la toile de parachute. En plus des miroirs incassables et d’autres caractéristiques visuelles, ont été ajoutés des bruits avec des « pouet pouet » et autres gadgets cachés sous le tissu. L’essor des jouets « premier âge » a continué et certains ont été munis de fonctionnalités superflues, grâce à des petits boitiers de piles.
Le domaine des jeux d’imitation, pour les enfants de plus d’un an, n’a pas échappé non plus à cette tendance : poupons, peluches, caisses enregistreuses et autres accessoires de faire semblant sont affublés de boutons bruyants ou de phrases enregistrées. Les voitures, les camions et autres jouets à roues ont connu le même sort, avec sonorités, clignotants, chansons, mélodies et autres gadgets risquant de disperser l’attention de l’enfant. C’est avec ces éléments complémentaires, dont le coût de fabrication s’est vu répercuté sur le prix de vente, que l’industrie du jouet a réussi à se renouveler et à faire face à la concurrence des jeux sur écrans, dès le plus jeune âge.
Jouets à piles vs jouets de cause à effet
Pendant longtemps, les jouets à piles étaient réservés à des achats dans le milieu familial. On n’en trouvait pas en collectivité, peut-être par mesure de sécurité, par manque de budget pour les piles et par souci de limiter le bruit mais pas uniquement. Tant en crèche qu’à l’école maternelle, les objectifs de l’offre à jouer étaient, et restent en majorité, de maintenir l’équilibre entre le côté ludique et le côté éducatif. D’où la priorité donnée à des jouets aux mécanismes simples, dont le point commun est de rester inertes tant qu’ils ne sont pas activés par les mains d’un enfant.
Avec les jouets munis de piles, au contraire, sons et mouvements se déclenchent au contact mais sans qu’un tout-petit perçoive clairement les rapports de cause à effet. Dommage, car les jeunes enfants ont tout à gagner de découvrir qu’à chaque geste correspond un résultat et à chaque modification, un autre résultat. Ils développent leur intelligence sensori-motrice à force d’ouvrir, pousser, tirer, appuyer, tourner, etc. Résister à l’invasion des jouets à piles est donc une prise de position professionnelle à assumer. S’y ajoute un argument écologique du fait des ressources minières exploitées pour produire des piles. Reste à espérer que les catalogues dédiés aux collectivités continuent à diffuser des jouets sans piles, à la fois moins chers et plus durables.
Les jouets les plus simples stimulent l’intelligence
Le jouet le plus ancien repéré par les historiens est un jouet de cause à effet : le hochet, qui fait du bruit à condition d’être secoué. C’est toujours le cas des hochets les plus basiques, dont le poids et la maniabilité sont bien adaptés aux mains des bébés. Les autres, bavards, bruyants, clignotants, détecteurs de mouvements, changeant de son ou de couleur sans prévenir, n’ont plus de « hochet » que le nom. Un autre jouet simple est la grosse toupie avec des éléments sous cloche transparente, vendue aussi sous le nom de « manège à billes ». Les bébés aiment en être spectateurs avant de pouvoir eux-mêmes exercer une pression sur le bouton-poussoir. Un autre classique est l’animal sur roues, dont les pattes s’entrechoquent dès que l’enfant le fait avancer grâce à une cordelette. Pas besoin de commande à distance tant que l’enfant n’a pas testé de lui-même toutes les manières dont il peut intervenir sur la vitesse, la trajectoire, les obstacles, etc. Encore un jouet qui rend l’enfant actif : le circuit de boules, l’une d’elles posée sur la partie supérieure s’engouffrant dans un trou qui la propulse à l’étage inférieur et ainsi de suite. Ce jeu, comme la plupart des jouets de cause à effet, suscite la répétition et l’observation. L’enfant renouvelle l’expérience et nourrit ainsi son cheminement, quasi scientifique, en se demandant : « Et si je fais ça, ça fait quoi ? La boule ralentit ou accélère ? ».
Dans le même style, les jouets pop-up sont composés de figurines à faire apparaître, à condition de trouver le geste adéquat. Un autre jouet typique des rapports mécaniques existe en petit modèle ou plus grand, à installer sur un mur : les engrenages. Un dernier exemple de jouet dont l’enfant ne se lasse pas car actions et réactions s’enchaînent : la balle. Avec elle, dès l’âge de 6 ou 8 mois, les enfants commencent à en tirer des conséquences : « Je la pousse et elle roule » ou bien « Je la laisse sur place et elle pivote ». À condition que la balle ne soit pas une de celles qui parlent et qui sont pilotées, dont les modèles abondent dans les catalogues. Pour s’efforcer de sélectionner des jouets sur lesquels l’enfant a le pouvoir d’agir et d’exercer son intelligence, il suffit d’être convaincu que la principale fonction des jouets est de multiplier les expériences que l’enfant fait à son rythme, librement, sans mode d’emploi.
Aucun jouet n’est à l’abri de la technologie
L’univers des peluches, jouet affectif par excellence, sur lequel l’enfant projette ses sentiments sans attendre de réponses concrètes en retour, n’a pas échappé à l’invasion des fonctions électroniques. Grâce à des capteurs de sons, des détecteurs de mouvements, des micros incorporés et même des caméras, les peluches prétendues interactives chantent, parlent et répondent à l’enfant. Les variantes n’ont pas de limites : « apprendre » les lettres et les chiffres, soulever ses longues oreilles pour « faire jouer » bébé à cache-cache, répondre aux questions des plus grands. Parfois, le prénom de l’enfant est à programmer sur le site internet de la marque de jouets ; ensuite, les phrases prononcées par la peluche sont personnalisées, comme si l’enfant avait besoin d’être reconnu par un objet.
Les parents, heureusement pas tous, croient offrir à leur enfant un « compagnon de jeu » comme indiqué sur la boîte. Ils peuvent aussi se laisser séduire par un « poupon qui fait pipi en vrai » ou « une poupée qui pleure de vrais larmes ». Si en plus, ils ont accès aux discours pseudoscientifiques véhiculés par les marques à propos des effets de l’interactivité numérique, ils sont persuadés d’activer les fonctions cognitives de leur enfant. Ne culpabilisons pas les parents, mais dans les lieux d’accueil, montrons-leur qu’une autre manière de jouer et de susciter l’intelligence de l’enfant existe. Et quand la situation s’y prête (transmissions, réunions, affichages), aidons-les à prendre conscience que les jouets qui reproduisent de manière non humaine des besoins et des émotions sont inutiles et surtout, trompeurs. Rien de plus stimulant pour un bébé que de s’adresser à lui en face à face, avec toute la variété des regards et des mimiques à décrypter.
Lorsque l’intelligence est annoncée du côté des jouets
Depuis plusieurs années, une étape a été franchie dans la conception des jouets high-tech, avec les modèles de jouets connectés, ceux qui ne fonctionnent qu’à condition d’avoir téléchargé et installé une application sur un smartphone. Ensuite, les données recueillies sur l’identité de son propriétaire sont transmises au jouet par Bluethooh ou par Wifi, ce qui impose d’envisager les conséquences, même les plus hypothétiques. Qui dit jouet connecté, dit capacité à stocker, traiter et diffuser des informations issues de l’environnement familial du joueur. Rien que ce critère a de quoi freiner tout professionnel, en accueil collectif et encore plus en accueil individuel, pour acquérir des jouets qui pourraient, volontairement ou pas, se transformer en jouets espions. Ce n’est pas par hasard que des conseils de prudence sont diffusés ici et là, comme créer un compte « invité » sur son smartphone et noter une fausse date de naissance de l’enfant concerné, etc. Autre source d’inquiétude : si la zone couverte le permet, les voix dans la pièce où se trouve l’enfant peuvent être captées, ce qui n’est pas anodin. Les juristes sont régulièrement appelés à intervenir auprès des fabricants ou des usagers pour vérifier que la règlementation européenne sur la protection des données personnelles est respectée. Il serait donc normal que cet aspect du numérique appliqué au jouet soit abordé pendant les formations initiales des professionnels de la petite enfance en vue de pouvoir répondre aux questions des parents. (A ce sujet voir l'article : il était une fois l’ours connecté mal sécurisé.)
Ne pas s’interdire de lever la méfiance envers les jouets électroniques
Dans le cas, et seulement dans ce cas, où le recours à des jouets sophistiqués vise à aider des enfants en situation de handicap, le rapport bénéfice/risque peut pencher en leur faveur. Dès lors qu’on réfléchit à ce qui peut apporter du plaisir et du pouvoir d’agir à des enfants freinés dans leur ouverture au monde par une maladie invalidante, un déficit sensoriel ou moteur, on ne peut pas se priver de nouvelles pistes à explorer. Que ce soit avec les jouets connectés déjà existants ou grâce à l’installation d’un circuit électronique et d’un contacteur pour déclencher un mouvement facilement, l’essentiel est d’augmenter l’autonomie du joueur, en sorte que ce dernier puisse prendre le plus possible d’initiatives et participer avec les autres enfants.
Une connectivité qui reste à interroger
En tant que parents, l’enthousiasme devant la nouveauté peut se comprendre. Libres à eux de faire entrer des jouets connectés dans leur foyer. Libres à eux aussi de prendre le risque d’habituer précocement leurs enfants à l’univers du virtuel. Il leur arrive même de se servir de prétendus jouets pour les surveiller, les écouter à leur insu ou les géolocaliser. Tant que ces produits sont en vente et que la promotion en est autorisée, il est difficile de condamner leur présence dans les familles. Toutefois, en avril 2024, une commission intitulée « Enfants et écrans » a pris clairement position. Les auteurs du rapport ont préconisé, en même temps qu’un énième avis négatif sur l’exposition précoce aux écrans, d’interdire les jouets connectés aux enfants de moins de six ans. Pour autant, ils ne donnent aucune piste pour y arriver et ils ont estimé, à tort ou à raison, que les boîtes à histoires connectées, commercialisées par plusieurs marques concurrentes, n’ont pas les mêmes effets délétères que les autres jouets connectés. Un débat à suivre de près. Assurément, les professionnels de la petite enfance ont un rôle à jouer dans la sensibilisation des parents à tous ces enjeux.
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