Leïla Guinoun, pédiatre : « Pour prévenir la carence culturelle, prescrivons des livres, des jeux et des spectacles aux moins de trois ans »
Leïla Guinoun : Quand on commence à travailler en pédiatrie, on s'attend à être assaillie par des demandes purement médicales. En réalité, ce sont surtout des parents inquiets que nous recevons dans nos cabinets : leur enfant ne dort pas bien, il pleure sans raison, il ne mange pas bien, il ne se comporte pas correctement, il est violent, il n'est pas suffisamment attentif, concentré, il n’a pas confiance en lui… Nous sommes alors obligés d'aller chercher des réponses adéquates et efficaces.
Qui prendrait la forme d’une ordonnance culturelle avant trois ans, comme le précise le sous-titre de votre livre. Pourquoi avant trois ans ?
Parce que c'est là que tout commence. Depuis très longtemps, nous, médecins, nous constatons des différences de développement entre les enfants lors du bilan des 3-4 ans. Elles se révèlent à travers nos tests sur le plan psychomoteur, sur le plan du langage, sur le plan cognitif. Au moment de l’entrée en maternelle, ça m’a toujours affolée d’observer les inégalités se creuser entre les enfants stimulés et éveillés culturellement et ceux qui le sont moins, voire pas du tout. Les bébés qui grandissent dans un environnement baigné dans le langage, la lecture, les jeux, la musique, les spectacles, se développent mieux. Quelles que soient les familles – de classes supérieures, moyennes, populaires mais aussi nucléaire, homoparentale, monoparentale - la pratique de l'éveil culturel porte ses fruits. Nos grands experts du développement de l’enfant et pédagogues (Serge Lebovici, Donald Winnicott, Montessori, Françoise Dolto, Julian Ajuriaguerra, Elise et Célestin Freinet, Jean Piaget) nous avaient prévenus qu’il fallait éveiller les enfants, je le constate empiriquement dans mon cabinet depuis des années et, aujourd’hui, c’est prouvé scientifiquement.
Vous voulez parler des apports des neurosciences ?
Oui. Leur apport dans la connaissance du développement de l’enfant est considérable. Grâce aux neurosciences, on sait que le cerveau du bébé est précablé dès la naissance, que le nombre de connexions est immense - de 700 à 1000 par seconde - et qu’à l’âge de 2 ans, le nombre de synapses est deux fois plus important que chez les adultes. Entre 0 et 2 ans, c’est une explosion neuronale que Stanislas Dehaene appelle la fenêtre de sensibilité majeure. Plus les neurones sont utilisés, plus ils se développent. En tant que pédiatres, médecins et professionnels de la petite enfance, nous jouons un rôle clef pour informer les parents sur ces connaissances scientifiques.
Informer c’est une chose. Mais comment s’assurer que cette information soit entendue et mise en pratique par les parents ?
Entre 0 et 2 ans, les parents viennent tous les mois consulter leur pédiatre ou leur médecin. Ils sont très attentifs à leur bébé et demandeurs de conseils concernant l’hygiène, l’alimentation, la psychomotricité… Moins concernant le substrat cérébral car ils ignorent que le cerveau a lui aussi besoin de nourriture. C’est le moment idéal pour le leur expliquer car ils veulent le meilleur pour leur enfant. D’où l’idée de leur prescrire de la lecture, du langage, de la musique, des spectacles pour éviter une carence culturelle comme nous prescrivons des vitamines ou des vaccins. Avec une posologie et une fréquence, adaptées à l’âge de l’enfant, comme sur une ordonnance.
Cette ordonnance culturelle serait donc un moyen pour lutter contre les inégalités…
C’est le principe même de la prévention. Une fois que les parents sont informés sur ce besoin de nourriture culturelle et sur la façon d’y répondre en suivant la prescription, ils vont pouvoir observer par eux-mêmes les changements et les progrès de leur enfant. Surtout, ils auront développé ses capacités cognitives, c’est-à-dire son aptitude au langage, à la lecture, à la mémoire, à la concentration. Plus les parents sont informés du lien entre la lecture et la réussite plus tard dans les apprentissages scolaires, plus ils trouveront les moyens de lire des livres avec leur enfant ou de déléguer cette lecture à un tiers (famille, association, bibliothèque) s’ils ne s’en sentent pas capables. Mécaniquement, la place des écrans diminuera. Et le cerveau de leur enfant sera prêt pour les apprentissages de l’école.
Comment cette ordonnance culturelle peut-elle aussi prévenir la violence chez l’enfant comme le précise le titre de votre livre ?
Pour moi, la problématique de la violence chez l’enfant se situe dans la question du langage et dans celle de la violence éducative ordinaire. Il n’y a pas de pensées, ni d’échanges sans le langage. Je l’ai évidemment observé à travers ma pratique professionnelle mais, depuis, les neurosciences nous ont appris des choses très précises sur ce qui se passe dans le cerveau immature d’un enfant confronté à la violence à travers le langage, les gestes ou encore un environnement délétère. Les hormones du stress sont toxiques pour le tout-petit. C'est en cela que l'apport de la culture peut changer la donne. Si l’on apprend aux parents que le langage c'est important, qu'il faut parler avec douceur, qu'il faut utiliser les mots précis enrichis par la lecture de livres, ils vont créer cet environnement favorable. J'ai vu des choses incroyables dans mon cabinet comme cette maman qui est revenue en me disant : « Ah mais ça y est, j'ai compris. Le cerveau, c'est comme un muscle qui a besoin d’être entraîné ! » Il faut juste informer les parents.
Et, selon vous, c’est le rôle des pédiatres et des médecins qui sont perçus par les parents comme des personnes de confiance…
Dans un cabinet s’instaure un dialogue singulier. Les parents et l’enfant se sentent en sécurité. C’est un moment clef qui va permettre aussi de faire le tri dans tous les messages contradictoires qui circulent sur les réseaux sociaux. En tant que médecins d’enfants de moins de 2 ans, nous devons leur transmettre des informations cohérentes et il y a urgence. Nous avons aujourd’hui les clefs pour prévenir les inégalités avant l’entrée en maternelle et la violence chez l’enfant. L’ordonnance culturelle est une piste que j’espère essaimer le plus largement possible avec tous les professionnels de la petite enfance qui sont nos relais. Mon souhait, avec ce livre, est que cette notion d’ordonnance culturelle se généralise, qu’elle soit reconnue comme un besoin pour l’enfant et qu’elle soit, pourquoi pas un jour, inscrite dans le carnet de santé.
Connectez-vous pour déposer un commentaire.