Zones grises et part négative. Par Pierre Moisset
Sociologue, consultant petite enfance
Dans la suite de ces réflexions je constate, dans différentes formations, que les professionnels ont beaucoup de mal à parler de journées qui se passent mal avec les enfants ou certains enfants. Des journées où, de manière critique ou relativement ordinaire, ils ne parviennent pas à être disponibles pour les enfants et, plus largement, ils n’arrivent pas à s’accorder, à trouver le moment de jeu, le plaisir ou l’instant partagé. Parce que l’enfant est fatigué, pas d’humeur, ou qu’eux-mêmes sont fatigués, pris par d’autres enjeux, d’autres enfants…
Des journées « ratées » même s’il ne s’agit pas d’une catastrophe dont on pourrait craindre qu’elle engage l’avenir de l’enfant. C’est ce que j’appelle la « part négative ». C’est à dire le fait que, de manière réaliste et relativement ordinaire, les relations, le partage entre les professionnels et les différents enfants accueillis (même dans de bonnes conditions de travail) ne se « fait » pas toujours. Pourquoi les professionnels n’en parlent-ils pas ? Très logiquement parce qu’ils pourraient craindre d’apparaître alors comme des professionnels mauvais ou médiocres. Des pros qui n’ont pas « assuré ». C’est bien compréhensible, et pourtant cela maintient une sorte d’écran, de façade sur le vécu réel et nuancé de l’enfant. Mais alors, une telle « part négative » peut-elle être assumable par les professionnels ? Oui, je le crois. A quelles conditions ? Justement en donnant à voir, avec toutes les nuances ce que c’est qu’un accordage qui se fait peu, ou mal avec un enfant. Mais en montrant, en même temps, la sensibilité professionnelle à cet accordage et les tentatives pour y parvenir. Exemple : « Oui, aujourd’hui ça a été une journée un peu moyenne avec Lila. Avec mes collègues, on n’a pas eu le sentiment de parvenir à lui offrir un bon moment. En début de matinée, elle était elle- même très mobile, motrice mais un peu en recherche de se poser. Mais, elle ne s’est pas posée dans le moment de lecture de même, quand des enfants ont commencé à jouer avec les petits camions elle n’y est pas restée longtemps. J’ai essayé de lui proposer, après le repas et la sieste qui se sont bien passés, un moment privilégié en se renvoyant une balle, ce qu’elle aime bien normalement. On échange souvent des exclamations et des rires pendant ce jeu tout simple ces derniers temps. Mais là non, elle l’a renvoyée une fois puis est passée à autre chose. Après, elle a été demandeuse de jeu juste après le goûter et au moment des premiers départs et, malheureusement, je n’étais plus disponible. Demain, si on la sent dans la même humeur on pense lui proposer plus « fermement » un temps de lecture. On a l’impression qu’elle a besoin qu’on la fasse se poser. Vous en pensez quoi vous ? Vous avez déjà vécu ces ambiances avec Lila ? Vous avez fait comment ? »
Ce que j’essaie de mettre en scène dans cet exemple fictif, c’est le fait que l’on puisse parler de manière réaliste de journées qui ne sont pas bien passées. D’en parler sans céder à la crainte de la panique (des parents) et à la tentation de la censure (des professionnels) parce que ce qui est alors visible c’est tant le mal être de l’enfant que les tentatives des professionnels d’y répondre, de s’y ajuster.
Voilà pour la part négative, et les zones grises ? Commençons par l’exemple : dans une crèche quand les enfants passent de la petite à la moyenne section, les siestes ne se font plus à la demande mais toutes sur un même créneau en commençant entre 11h30 et 12h00. Les parents sont informés de ce changement au coup par coup sans qu’une « annonce » plus officielle ait lieu et n’explique le changement. La plupart des parents s’adaptent, leur enfant prend parfois également un autre rythme de sieste à la maison mais rien de très problématique. Pourtant, un malaise persiste. Les professionnels qui parlaient tant d’individualisation, de respect du rythme de l’enfant semblent, soudain, imposer un même rythme à toutes et tous sans se donner la peine d’en parler avec les parents. Quel crédit peut-on maintenant accorder à leurs déclarations d’intention ? Au souci affiché pour le bien- être des enfants ? Pourtant, en tant que parents, on peut comprendre intuitivement ce qui motive ce changement : les professionnels doivent bien déjeuner et il faut bien que la plupart des enfants dorment pour cela. On peut, en tant que parents, ne pas se faire trop d’illusions sur ce type de contraintes. Et ce qui est rassurant alors ce n’est pas que les professionnels ne disent rien de ce type d’arrangements pratiques et fassent comme si de rien n’était (les parents, bien contents d’avoir une place d’accueil n’en rajoutant pas trop de leur côté) ; non ce qui pourrait être rassurant c’est que les professionnels assument ce type de contraintes et expliquent comment, pour des raisons pratiques, ils changent le rythme de tous les enfants de la manière la moins inconfortable possible (en espérant que c’est bien ainsi qu’ils font). C’est cela, à mon sens, une zone grise. Une part de pratiques professionnelles, d’action auprès des enfants qui ne se justifient pas par les idéaux, les valeurs d’accueil auprès des enfants, mais par des impératifs organisationnels (qui peuvent aussi être travaillé d’ailleurs). Et cette part peut également être portée, assumée par les professionnels.
Là aussi, il me semble, comme pour la part négative, que cela permettrait de sortir d’une double hypocrisie où les professionnels sont tentés d’afficher que tout va (suffisamment) bien et les parents tentés de croire que c’est bien le cas. Le tout en passant sur le bien être effectif des enfants.
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