L’imagination des enfants, pas à pas
De la fonction symbolique à l’expression de l’imagination
Au début de la deuxième année, la fonction symbolique se manifeste par un comportement nouveau : l’imitation différée. L’enfant est spectateur d’une scène et en garde une image mentale ; en décalé dans le temps, il reproduira de mémoire une action qu’il a vu faire. L’imitation, différée et non plus en présence du modèle, devient le point de départ de petites scènes qui s’inspirent du réel et qui, souvent, sont déformées, volontairement ou non. L’enfant commence par reproduire les actes qui l’intéressent mais aussi ceux qui sont les plus faciles à reproduire : boire, manger, se laver, se peigner, tenir un volant, téléphoner… Bienvenue aux premiers jeux d’imitation (dînette, voiture, ménage, bricolage, docteur, etc.) dans lesquels le comportement est plus de faire « comme » que faire « comme si » et « on dirait que ». À ce stade, le manque de réalisme est le fruit du hasard et non de l’intention d’être créatif.
C’est à force d’évoquer des situations ordinaires auxquelles il a participé ou assisté que l’enfant de 2 ans commence à s’éloigner du modèle imité pour ajouter des éléments qui témoignent de plus en plus de sa vie affective (ses désirs, ses frustrations, ses fantasmes). Par exemple, dans le coin dînette, un enfant joue à acheter des carottes et des tomates, inspiré par ce qu’il a vu au marché le matin même. Il enchaîne sur l’achat fictif de bonbons alors qu’il ne s’en trouvait pas au marché et que ses parents lui avaient refusés quelques jours auparavant dans un magasin. Ou bien, il introduit dans son jeu un chat qui a renversé le sac de tomates, que le marchand a disputé et qui s’est enfui. Il est improbable que cette scène se soit produite sous ses yeux. Pour peu que ses partenaires de jeu s’emparent de l’idée, la scène de marché peut aussi se transformer en une histoire de chats qui font plein de bêtises. Ainsi s’opère le glissement progressif du jeu d’imitation au jeu d’imagination, favorisé par les progrès du langage à partir de la troisième année.
• Le rôle de l’adulte au moment de l’émergence de l’imagination
- Entre 14 et 18 mois, vérifier que l’enfant, parleur ou non parleur, commence à imiter en l’absence d’un modèle. Si, dans les mois suivants, aucun signe de la fonction symbolique n’arrive, partager ses inquiétudes avec d’autres professionnels. Pour rappel, la fonction symbolique est l’aptitude à représenter un objet ou un évènement absent par autre chose : un autre objet, un mot, un geste.
- Veiller à laisser à l’enfant des plages de temps suffisantes sans sollicitation extérieure (paroles, écrans, jouets électroniques…) en vue de favoriser la rêverie éveillée. Ce que l’adulte peut percevoir comme de l’ennui est un temps de production d’images mentales nécessaire à l’activité psychique.
L’imagination reproductrice et l’imagination créatrice
Il n’est pas si simple de définir l’origine et les manifestations de l’imagination : son étude n’est pas uniquement du ressort de la psychologie, d’autant plus qu’elle a d’abord été explorée par la littérature et la philosophie. La distinction entre imagination reproductrice et imagination créatrice est ancienne : la première décrit le fait d’explorer le monde mentalement en vue de résoudre des problèmes et de prendre des décisions, la seconde se met au service de la création par la capacité à produire de la nouveauté sans tenir compte du réel. Toutes deux sont utiles mais n’occupent pas la même fonction aux différents âges de la vie.
Pendant la petite enfance, si l’imagination est créatrice, ce n’est pas toujours volontaire. En effet, toute invention se base d’abord sur des représentations imagées d’objets et d’événements vécus par l’enfant lui-même. En même temps, rien n’est impossible car il sait mettre le réel au service de ses envies. Lorsqu’un enfant se glisse derrière un fauteuil en déclarant « Je vais dans ma maison », le pense-t-il vraiment ? Et quand il tend une part de pizza en plastique à un adulte, ne se précipite-t-il pas pour l’empêcher de manger le jouet en cas de simulation ? Il suffit d’observer des enfants construire ensemble un scénario, surtout entre 3 et 8 ans, pour remarquer à la fois leur souci de réalisme et la facilité avec laquelle ils s’accordent une grande liberté d’invention. Lorsqu’ils s’engagent dans la mise en place d’un jeu symbolique, ils n’économisent pas non plus leurs efforts. La formule de Philippe Gutton, psychologue et psychanalyste, donne à réfléchir sur cette ambiguïté et sur la valeur éducative du faire semblant : « Plus l’enfant joue ce qu’il croit, moins il y croit. » (in Le Jeu chez l’enfant, Larousse, 1989, p. 55).
• La posture professionnelle de l’adulte pendant les jeux d’imagination
- En amont, installer des espaces de jeu favorisant la liberté d’expression ; au cas par cas, diversifier les thèmes évoqués par les jouets ou au contraire fournir des objets qui n’ont pas de fonction prédéfinie (objets de récupération, éléments de la nature).
- Pendant le jeu, se mettre en retrait, éviter toute remarque normative (« Ça sert à ceci, pas à cela. »), participer modérément seulement si l’enfant le demande, accueillir l’univers imaginaire de l’enfant sans lui imposer le nôtre.
La pensée magique à l’œuvre
La pensée magique est un mode de fonctionnement intellectuel qui s’appuie sur la toute-puissance du désir plutôt que sur des principes rationnels. C’est une pensée prélogique qui s’épanouit à la fin de la période de l’intelligence sensori-motrice (vers 2 ans) et pendant celle de l’intelligence représentative (entre 2 et 6 ans). Le langage est utilisé tantôt pour structurer un début de raisonnement intuitif, tantôt pour juxtaposer et relier des évènements sans se heurter aux contradictions, condition essentielle de l’imagination.
La pensée magique se manifeste par le fait de prêter des sentiments et des intentions aux objets comme s’ils étaient des êtres vivants, autrement dit l’animisme. Affranchis des lois de causalité, les jeunes enfants projettent facilement ce qu’ils ressentent dans des éléments matériels : la table contre laquelle ils se cognent est méchante, il pleut parce que le ciel est en colère, etc. Une autre composante de la pensée enfantine qui influence le contenu imaginaire est l’égocentrisme, cette difficulté jusqu’à au moins 4 ans à se décentrer pour adopter un point de vue autre que le sien. Quand il invente une histoire, l’enfant part de ce qu’il connaît, perçoit ou ressent pour le transposer chez des êtres animés et inanimés. Depuis longtemps, ces caractéristiques sont prises en compte dans beaucoup de fictions destinées aux jeunes enfants : animaux et véhicules doués de parole, arbres et maisons qui ont un visage, contexte dans lequel évoluent les personnages qui rappellent la vie quotidienne des tout-petits.
• Les réponses de l’adulte aux manifestations de la pensée magique
- Avant 2 ans, prendre le temps d’utiliser un jouet ou un autre objet pour raconter à l’enfant une petite scène simple comme celles de manger, se laver, s’habiller, se promener, chercher un ami, etc.
- Après 2 ans, accueillir positivement les inventions de l’enfant sans lui faire remarquer leur absence de réalisme et de logique.
L’imagination, c’est vraiment sérieux
Dès qu’il commence à parler, l’enfant exprime un regard sur ce qui l’entoure qui nous semble décalé par rapport au réel. Que ce soit en racontant une histoire, en faisant parler ses jouets ou en dessinant, il met en scène un univers dans lequel les lois de causalité semblent ne pas avoir de prise. Dans tous les cas, il nous parle de lui et de son rapport au monde. Les premières fois qu’un enfant nous fait partager son imaginaire, c’est par la simple évocation d’un personnage ou d’un fait. Quelques mois plus tard, il entre dans la narration en utilisant les temps de l’indicatif et en abusant des conjonctions qui permettent de juxtaposer les événements au gré de ses associations d’idées (sous forme d’images), « et », « après », « alors ». Notre rôle est peut-être d’adopter un comportement qui reflète un juste milieu entre l’enfermer dans son monde intérieur et l’embarquer trop tôt dans une réalité objective.
Rien ne remplace l’observation des joueurs et la découverte de leur personnalité à travers leurs productions imaginaires : dès que l’on travaille auprès de jeunes enfants, on accumule vite les exemples de jeux de faire semblant, de dessins et d’histoires dans lesquels ils projettent leurs sentiments les plus enfouis. Malgré cela, l’imagination, indépendamment de la place qui peut lui être accordée dans le projet écrit, est un sujet rarement travaillé en équipe. Et pourtant, il mérite d’être approfondi tant dans ses fondements théoriques que dans ses aspects pédagogiques (espaces, jouets, réponses des adultes, etc.).
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