Gouverner par le verbe. Par Pierre Moisset
Sociologue, consultant petite enfance
C’est ce que l’on pourrait appeler le gouvernement par le verbe. Ou « gouverber » pour s’amuser à créer un néologisme. L’incantation orale et législative remplace ou prétend de plus en plus remplacer l’action concrète et les moyens qui vont avec.
Cette réflexion m’est revenue récemment en suivant la réforme actuelle des modes d’accueil. Je m’en émouvais dans ma précédente chronique de décembre 2020. Cette réforme me semblait au final simpliste par sa volonté de « libérer » des potentielles places d’accueil par une série de « petites » dérèglementations, pusillanime sur les moyens et audacieuse dans le discours seulement. En effet, par ailleurs, le secrétariat d’Etat à l’Enfance et aux Familles n’est pas avare de discours (généreux et sympathiques au demeurant), de commissions et concertations. Et c’est là que l’on touche peut-être à une autre dimension de ce gouvernement par le verbe. En fait, ce style d’action politique semble naître à la croisée de deux phénomènes.
D’une part les ambitions de certaines politiques publiques sont de plus en plus élevées et on verrait mal les rabattre ou les diminuer, elles semblent portées par une dynamique profonde de montée en valeur.
D’autre part, une partie des élites politiques et administratives françaises s’enferre dans un « néolibéralisme » à contretemps et veut à tout prix maîtriser et réduire les budgets de différentes politiques. Et c’est alors que l’on se paie de mots. Il faut, d’une main brandir haut les nouvelles ambitions issues d’évolutions sociétales profondes (ce sont la charte qualité inspirée des travaux de Sylviane Giampino, le rapport des 1000 jours, nombre d’autres rapports plus ou moins redondants…) et de l’autre main serrer les cordons de la bourse. D’où cette impression étrange de « gouverbiage ». Et c’est là que l’on peut revenir sur la petite enfance.
En effet, depuis une quinzaine d’années, ce domaine de l’action publique a connu une forte montée en visibilité et en légitimité. On a parlé « d’investissement social sur la petite enfance », de « service public de la petite enfance » et la Cnaf s’attelle maintenant via la démarche « Premiers Pas » à la construction d’une politique du bien- être et du développement du jeune enfant. La petite enfance n’est plus une petite politique. Mais elle se retrouve habillée de petits moyens et/ou de petites réalisations (si on pense à la difficile réalisation des objectifs de création de place des deux dernières COG entre la Cnaf et l’Etat). Des petites réalisations qui traduisent un paysage politique complexe autour de cette question de l’accueil du jeune enfant, mais aussi une certaine pusillanimité politique pour mettre de l’ordre.
Et donc, comme bien d’autres domaines, la petite enfance me semble pris dans ce gouvernement par le verbe : on ne peut pas ne pas adhérer aux nouvelles ambitions de ces politiques et on ne veut pas leur donner les moyens politiques et matériels de se réaliser. Tout récemment, lors justement d’un séminaire de la démarche Premiers Pas, Bruno Palier – spécialiste des systèmes de protection sociale et des Etats -providence – faisait un constat amer : pourquoi en France, alors que nous savons tout ce qu’il y a à savoir sur l’importance d’un accueil précoce de qualité des jeunes enfants dans une perspective d’investissement social et d’égalisation des chances, faisons-nous si peu ?
Sa réponse était qu’une partie de nos élites fait preuve d’un « inégalitarisme profond », c’est à dire qu’elle ne souhaite pas réellement promouvoir un meilleur développement et de meilleures formations pour tous et préfère une société divisée entre une élite restreinte et de nombreux travailleurs trop peu formés. Un constat amer et pessimiste donc. On pourrait en déduire que rien ne va vraiment bouger. En tout cas pas si simplement. Mais je me demande s’il ne faut pas compter également dans tout cela avec cette montée des ambitions liées aux différentes politiques publiques et, pour ce qui nous concerne, la petite enfance. Combien de temps cette inertie liée à cet inégalitarisme va-t-elle pouvoir faire face à cette impatience sociétale en faveur d’une véritable politique d’accueil du jeune enfant ? Combien de temps va-t-on pouvoir encore se payer de mots1 et les échanger pour se parler et se mobiliser entre acteurs et politiques ? A quel moment ces mots vont-ils se transformer en cris et en coûts ? En cris de colère parce que l’impatience grandit. En coûts parce que le gouvernement par le verbe repose aussi sur une pensée magique qui veut ignorer les coûts de l’application des ambitions2. Et alors, lorsque l’on calcule les coûts probables de ces ambitions, on sait très rapidement de quelle monnaie on nous paie : des mots ou des moyens. Là, quitte à être moi-même simpliste, je dirai que ces derniers temps ce sont surtout des mots.
1.En effet, je tends à penser que les élites elles-mêmes doivent ruser avec leurs propres réticences et inertie sur ces sujets. Ces nouvelles ambitions sont trop légitimes, socialement, pour être laissées de côté. Aussi faut-il toujours les invoquer en discours pour ensuite incarner le responsable réaliste la main gravement appuyée sur la bourse
2. Ne serait-ce que – par exemple – le coût d’une véritable formation supplémentaire à destination des professionnels de la petite enfance pour leur permettre d’agir auprès des publics vulnérables, ou le coût de suffisamment d’heures d’analyses de la pratique pour ces mêmes professionnels.
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