Colloque : Comment réussir la mixité sociale dans son établissement ?
En ouverture de la journée, Dorothée Pradines, conseillère auprès d’Olivier Noblecourt, a rappelé que la petite enfance constituait le premier des cinq engagements de la Stratégie pauvreté : « Il n’est jamais trop tôt pour investir dans la réussite éducative car certaines inégalités s’ancrent dès le plus jeune âge », affirme-t-elle. En effet, seulement 5% des enfants issus des familles les plus pauvres ont accès aux modes d’accueil. Le souhait du Gouvernement est donc de développer l’accueil du jeune enfant au profit d’une plus grande mixité sociale. Grâce à divers mesures quantitatives et qualitatives : le « bonus territoires » pour soutenir la création de crèches dans les quartiers prioritaires des politiques de la ville (QPV), le « bonus mixité », la transparence des critères d’attribution de places de crèches, le plan de formation des 600 000 professionnels du secteur, le « Tiers payant » des assistantes maternelles, le développement des MAM et des RAM…
Le poids des premières années sur le développement de l’enfant : véritable objet d’étude
La petite enfance fait depuis de nombreuses années l’objet de recherches, comme l’a montré Lidia Panico, chargée de recherche à l’Institut national d’études démographiques (INED). Ces études ont montré que les 5 premières années de la vie sont un moment-clé dans le développement physique, cognitif, social et émotionnel des enfants. Le cerveau a alors une énorme capacité à tout prendre en compte et à s’adapter aux changements. Pour l’américain James Heckman, Prix Nobel d’Economie, c’est donc là qu’il faut faire de l’investissement social, qui aura des effets beaucoup plus importants et à long terme. Lidia Panico explique que dans plusieurs pays développés, « on observe un gradient socio-économique dans le développement des jeunes enfants, que l’on retrouve tout au long de la hiérarchie sociale et financière ». Et quand les inégalités sont en place, il est très difficile de les détruire. L’origine de ces inégalités concerne l’environnement proche de l’enfant (famille), son quotidien (lieu d’accueil, professionnels de santé, loisirs…), le cadre de vie global (différences régionales, politiques publiques…).
C’est dans ce contexte que plusieurs programmes de prévention précoce ont vu le jour à l’étranger. Un notamment, déjà ancien, a montré des résultats très positifs. Le « Perry Preschool Study » aux Etats-Unis dans les années 60, qui ciblait les enfants afro-américains : il a coûté 15 000 dollars pour chaque enfant par an et a eu un rendement pour chacun de 200 000 dollars. D’autres programmes ont obtenu des résultats mitigés, a précisé la chercheuse, car il n’est pas toujours évident d’établir des liens de cause à effet sur des dispositifs à grande échelle.
En France, une recherche interdisciplinaire suit le développement de l’enfant dans toutes ses dimensions : l’Etude longitudinale française depuis l’enfance (Elfe) qui suit une cohorte représentative de 18 000 enfants nés en 2011 en France métropolitaine sur une sélection aléatoire de 349 maternités. Elle révèle plusieurs tendances. Notamment les mères moins diplômées ont plus de risques d’accoucher d’enfants pesant moins de 2 kg. Et les bébés nés en dessous du poids moyen auraient un vocabulaire moins développé à l’âge de 2 ans. Une grande variation des compétences langagières à cet âge-là se retrouve également plus tard.
L’étude montre par ailleurs que les modes d’accueil collectif ont des bénéfices, surtout pour les enfants issus de familles défavorisées, sur le développement des compétences langagières et motrices.
Proposer des outils concrets pour accompagner la mixité sociale
Si l’importance de la mixité sociale au sein des lieux d’accueil pour combattre les inégalités fait aujourd’hui consensus en petite enfance, encore faut-il savoir comment la mettre en œuvre.
Pour Florent De Bodman, membre de l’association 1001mots, responsable du programme Parler Bambin, et co-auteur du rapport Terra Nova « Investissons dans la petite enfance. L’égalité des chances se joue avant la maternelle. », les projets pédagogiques développés en crèche doivent jouer ce rôle. Donnant l’exemple d’un enfant de 3 mois vivant seul avec sa mère dans un hôtel social : « Si je vous dis qu’il y a une solution pour doubler les chances que cet enfant aille à l’université, que cette solution consiste à lui donner une place en crèche avec un projet pédagogique et une durée d’accueil suffisante, y croyez vous ? »
Certains programmes sont aujourd’hui expérimentés en France, comme Parler Bambin, ou encore Jeux d’enfants, version moderne du « Carolina Abecedarian » - une recherche menée également aux Etats-Unis dans les années 70. Des projets qui ne font pas l’unanimité car jugés trop stigmatisants ou « outils miracle » à tort…
La mixité sociale passe aussi par une plus grande transparence des critères d’attribution de places en crèches, dont le Vade-mecum sur le sujet est selon lui trop timide. Sur ce point, son auteure Elisabeth Laithier, maire adjointe chargée de la petite enfance à Nancy et membre de l’AMF, a tenu à nuancer en ce que la petite enfance n’était pas une compétence obligatoire des communes et qu’il y a un principe constitutionnel de libre administration des communes. « Il faut convaincre et accompagner les élus par des financements pérennes », souligne-t-elle.
Accompagner davantage les familles vulnérables
Par ailleurs face à la préconisation du rapport Terra Nova de créer plus de crèches dans les QPV, Elisabeth Laithier s’est dite « partagée », soulignant que pour répondre au mieux aux besoins des familles en situation précaire qui parfois ignorent ces besoins et leurs droits, il faut d’abord « apprivoiser » ces familles en allant les chercher où elles sont. Puis les accompagner en optant pour un « parcours de l’enfant ». « La première structure c’est le Lieu d’accueil Enfant Parent, assure-t-elle. Tout doucement ce lieu leur montre qu’on ne va pas les juger, leur prendre leur enfant. Quand elles auront fréquenté ce lieu avec leur enfant petit, on pourra les amener vers la halte-garderie et après vers un EAJE. »
Les représentants de plusieurs villes déjà engagées dans une démarche de mixité sociale ont ainsi pu partager leur expérience. A Paris par exemple, où 58% des enfants ont une place en crèche dont 20% de familles précaires, « chaque adjointe petite enfance des 20 arrondissements décline une priorité (inclusion, langage et culture, égalité filles-garçons) », a expliqué Sandrine Charnoz, Conseillère déléguée chargée des questions relatives à la petite enfance. Et la Ville compte 6 crèches à vocation d’insertion professionnelle (AVIP).
Au Havre, où le nombre de parents élevant seuls leur enfant est important, il n’y a pas de système de vectorisation pour les structures d’accueil municipales, et toutes les crèches déploient le programme Parler Bambin.
Ou encore l’exemple de Metz, où c’est un enfant sur trois qui vit sous le seuil de pauvreté, mais plus de 45% d’enfants vivent dans un foyer où au moins l’un des parents travaillent. La Ville s’inscrit dans une démarche de prévention des inégalités dès le plus jeune âge, à travers de nombreux projets autour du langage et de la motricité. Elle a aussi une vraie volonté d’élaborer une transition en douceur vers l’école. « Je rendais les professionnels de la petite enfance lisibles pour les enseignants de maternelle », explique Myriam Sagrafena, Conseillère municipale chargée de la Petite Enfance pour la ville de Metz. Une réflexion a été menée sur le continuum éducatif, les transitions vers l’école dans les quartiers difficiles. Les élus travaillent aussi bien avec les associations culturelles, leS centres sociaux, les RAM. « Ces publics participent à la formation interprofessionnelle », précise-t-elle.
« Faire » de la mixité sociale demande une vraie réflexion
Pierre Moisset, sociologue de la famille, consultant en politiques sociales et familiales, spécialiste des modes d’accueil de la petite enfance et auteur, a lui mis l’accent la difficulté qu’il y a à vouloir transformer les professionnels de la petite enfance en professionnels de l’égalisation sociale.
Il existe selon lui une vraie confusion dans cette lutte contre la pauvreté. « Il y a une pauvreté [monétaire] des familles qui fait qu’une partie des enfants est dans une situation de pauvreté mais ça ne nous dit pas qu’il y a une pauvreté éducative. »
Il a tenu notamment à rappeler que les expériences américaines (évoquées plus haut) ne portaient pas que sur l’accueil collectif, mais aussi et surtout sur l’accompagnement des familles : des questions relèvent plus de la PMI et des services sociaux, que des pratiques pédagogiques des professionnels…
Parmi les difficultés à accueillir des publics fragiles, le sociologue a par ailleurs évoqué la pression de la protection de l’enfance en France sur les établissements d’accueil de la petite enfance quand des familles sont obligées par l’ASE ou la PMI d’avoir recours à la crèche. Il y a des différences de conception de l’enfant, de la famille ou encore de la transparence, et donc de l’action entre ces institutions qui mettent en difficulté les professionnels encadrant les enfants.
Pierre Moisset met aussi l’accent sur la nécessité de savoir distinguer plusieurs publics parmi les familles fragiles pour établir des objectifs qui ont du sens : la famille avec un besoin de socialisation, celle avec un besoin d’insertion, le public contraint par les services sociaux de fréquenter la crèche…
Une fois ces objectifs établis, la mixité sociale ne peut se faire sans établir des conditions précises de mise en œuvre. Un travail sur les attitudes : prendre du recul, ne pas juger, savoir écouter. Un travail sur les outils de mesures ou d’évaluation du développement des enfants. Accompagner suffisamment les équipes avec des réunions régulières, de la supervision, l’analyse de pratique. « Pour gérer ce « concernement », dit-il, ces affects, ces clivages possibles, il faut du temps de réflexivité. Encore plus que dans les structures ordinaires ».
Autre question centrale, définir l’objet du travail : les professionnels doivent-ils se concentrer sur la famille ou l’enfant ? Pour ne pas se perdre selon Pierre Moisset, il faut partir de l’enfant et rester focalisé sur lui, en établissant des valeurs communes dans l’équipe.
Des structures qui se sont fondées sur la mixité sociale
Bien sûr, des pratiques en ce sens existent déjà. Les crèches de la Croix Rouge accueillent 30% d’enfants issus de familles en situation de vulnérabilité, qu’elles soient concernées par le handicap, la pauvreté ou encore la migration. Avec comme principe de ne pas être dans le jugement, ne pas faire de discours moralisateur. « Nous sommes formés à travailler dans l’empathie », précise Séverine Bresson, chargée de mission Petite Enfance chez la Croix Rouge.
Autre projet étonnant, la crèche solidaire Baby-Loup à Conflans Sainte Honorine qui accueille 50% de familles sous le seuil de pauvreté. Une structure associée à un relai familial d’urgence ouvert en permanence. « On a renversé le service, détaille Julien Taffoureau, administrateur de la structure. On ne dit pas : « on est ouvert de telle heure à telle heure, c’est à prendre ou à laisser. On dit : « quels sont vos besoins ? » et on s’adapte ».
Dans les crèches d’Espace 19, l’accueil des publics fragiles fait partie du travail des professionnels, ce n’est pas une compétence en plus. Les professionnels travaillent autour d’un projet spécifique, la lutte contre les inégalités avant l’école maternelle : langage, éveil culturel, insertion professionnelle, accompagnement des parents. Ce sont d’ailleurs 32 langues différentes qui sont parlées à travers l’association.
De son côté l’association Enfant Présent, créée il y a plus de 30 ans, gère ses crèches en s’axant sur 4 volets : l’accompagnement de l’enfant dans son développement notamment sa santé, l’accompagnement de l’histoire familiale, l’accompagnement des parents dans leurs démarches d’insertion sociale et le travail sur le traumatisme.
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