Michel Vandenbroeck, professeur de pédagogie familiale : « il n y a pas de solution bon marché de la petite enfance »

Michel Vandenbroeck est professeur associé en pédagogie familiale à l’Université de Gand (Belgique). Il vient de co-signer avec deux professeurs d’université canadienne et néo-zélandaise un ouvrage intitulé « The Decommodification of Early Childhood Éducation and Care : Resisting Neoliberalism (Routledge). Les auteurs font une critique en règle de la marchandisation de la petite enfance et proposent, s’appuyant sur des initiatives locales exemplaires, des alternatives à ce modèle économique qu’ils jugent dangereux et contraire à l’esprit même de ce que doit être l’éducation et le « prendre soin ».

 
 Les Pros de la Petite Enfance : Dans votre ouvrage que l’on pourrait traduire en français par « La démarchandisation de l’éducation et de l’accueil du jeune enfant : résister au néolibéralisme » vous partez d’un constat « mondial » : les lieux d’accueil sont devenus une marchandise, les enfants du capital humain et les parents des consommateurs. Et les principes économiques de concurrence et de choix ont remplacé l’objectif même d’éducation. Comment se situe la France dans cet état des lieux ? 

Michel Vanderbroeke :
Il y a à peine une dizaine d’années, dans toutes les publications autour de la marchandisation de la petite enfance, la France était montrée comme l’exemple de résistance à cette évolution. Un peu comme le petit village gaulois d’Astérix. Dix ans plus tard, la moitié voire plus de la moitié des nouvelles places créées en France sont exploitées par des grosses boîtes à but lucratif. Une évolution que l’on voit un peu partout dans le monde. Dans les pays anglophones (USA, Royaume-Uni, Australie) la privatisation est le modèle dominant depuis longtemps. Cela correspond à leur conception de l’État libéral où l'État a peu de responsabilités dans la petite enfance et l’éducation qui relèvent quasi exclusivement des familles.
Or, aujourd’hui, cette commercialisation de la petite enfance se retrouve, même si ce n’est pas toujours au même degré, dans presque tous les pays, indépendamment de la conception de l’État. Même les pays qui historiquement s’appuient sur un État-providence et où la petite enfance était considérée comme une responsabilité publique (France, Belgique) sont désormais touchés par cette marchandisation. On voit même que cela progresse dans les pays scandinaves, qui ont toujours eu une tradition sociale.

Aujourd’hui, en Europe, quel(s) pays résiste(nt) le mieux à la marchandisation de la petite enfance et pour quelles raisons ?
Je crois que le pays qui résiste le mieux de toute l’Europe, c’est le Danemark. Dans notre ouvrage, nous expliquons pourquoi. Les pays qui ont des règlements assez stricts sur les conditions de qualité sont beaucoup moins ouverts à la commercialisation. Et ce, pour des raisons très simples : l’essentiel de la qualité est dans le personnel, dans l’action humaine. Et la qualité de cette action humaine, de l’interaction adulte/enfant, dépend du taux d’encadrement (du nombre d’enfants par adulte), de la qualification de l’adulte, et des possibilités des professionnels d’améliorer leur travail par la réflexion, la formation continue… Et, c’est ça qui coûte de l’argent. Alors, qu’y a-t-il de spécifique au Danemark et que l’on retrouve dans très peu d’autres pays de l’Europe ? Un taux de syndicalisation très élevé et un syndicat qui ne s’occupe pas seulement des conditions de travail mais aussi du contenu du travail, de la pédagogie. Et qui a obtenu un accord avec le gouvernement pour établir la professionnalisation, c’est à dire l’augmentation des qualifications des professionnels de la petite enfance et la diminution du nombre d’enfants par adulte, les possibilités de formation, toutes ces normes qui font que, pour des organismes commerciaux, il n’est pas rentable d’investir dans les crèches au Danemark. C’est ce, qu’à un moindre degré, on voit aussi en Belgique : les normes sont assez strictes et certains organismes commerciaux, je pense par exemple à Neokids, ont fait faillite car ils ont mal compris les règles.
En France, le développement des micro-crèches a considérablement modifié le paysage petite enfance. On est allés de de la PSU vers le Cmg-structure, d’un financement de l’offre vers un financement de la demande. Ce qui a favorisé l’entrée des groupes commerciaux. Partout où la commercialisation progresse, c’est lié au changement du financement de l’offre vers un financement de la demande. Et cela va souvent de pair, avec un allégement des règles qui ont un impact sur la qualité structurelle (taux d’encadrement, qualification des personnels, possibilités de formation continue etc.). C’est le cas des micro-crèches en France, et c’est ce qui explique leur développement.

Vous dites qu’en Belgique, les normes sont assez strictes et peuvent décourager les groupes privés marchands. Pourtant, il y a assez souvent des faits divers de maltraitance ou négligence dans les crèches…
C’est une autre histoire. C’est le résultat d’un désinvestissement continu de l’État depuis 20-25 ans. L’intention politique a toujours été de créer le plus possible de places avec le moins possible d’argent. L’État a investi dans la quantité et pas dans la qualité. Ce que l’on voit un peu avec les micro-crèches en France. En Flandre, cela c'est fait en deux temps. D’abord, dans les années 90, en favorisant l’accueil par les assistantes maternelles peu encadrées. Ensuite, dans les années 2010, avec la création de petites crèches avec peu d’exigence de qualification et en augmentant en même temps le nombre d’enfants par adulte (on peut avoir aujourd’hui 1 adulte seul avec 8 enfants et dès qu’il y a un 2e adulte, on peut avoir 9 enfants par adulte donc on peut avoir 18 enfants pour 2 adultes présents !) Or, augmenter le nombre d’enfants par adulte et diminuer les exigences de qualification, c’est la recette pour des malheurs.
Il y a bien sûr dans les crèches des gens qui ne sont pas à leur place, à qui on ne peut pas confier des enfants. Il y a des cas de maltraitances en Belgique, comme c’est arrivé en France, mais ce n’est pas le seul diagnostic à faire. Le désinvestissement est aussi en cause. Il est clair, qu’il n’y a pas de solution bon marché de la petite enfance. Il y a toujours quelqu'un qui paie le prix : ou bien ce sont les parents car c’est horriblement cher, ou bien c’est le personnel car les conditions de travail sont déplorables ou bien ce sont les enfants car la qualité n’y est pas. Très souvent, quand l’État se désinvestit, ce sont les trois !

Le constat que vous faites est mondial, à part le Danemark peut-être. Néanmoins, le propos de votre livre est de dire qu’il y a quand même des poches de résistance et qu’il y a probablement des solutions alternatives.
Le constat du livre ne concerne pas seulement la commercialisation de la petite enfance, il stigmatise aussi l’individualisation des responsabilités sur l’éducation. Les alternatives se situent donc dans les initiatives qui sont dans « le vivre ensemble, dans le mettre ensemble » à l’encontre de cette individualisation des responsabilités. Elles se trouvent par exemple dans les alliances entre parents et professionnels. Je pense ici aux crèches parentales en France, aux crèches communautaires au Chili, aux lieux d’accueil et écoles maternelles dans le nord de l’Italie (entre autres à Pistoia).

L’alternative, c’est que l’accueil du jeune enfant soit inclus dans un projet social qui englobe tout le monde ?
Tout à fait. Et que le sens de l’éducation soit encore sujet de discussions et de débats publics. Les Italiens appellent cela la gestion sociale des milieux d’accueil où la municipalité prend une responsabilité mais elle le fait d’une manière très publique, très transparente, très en dialogue avec la population locale.

En France, en ce moment on réfléchit à un service public de la petite enfance dont la gouvernance pourrait être donnée aux communes. Dans les modèles alternatifs que vous citez, on voit que vous privilégiez justement ce qui est « local »…
Oui mais prenons le cas de l’Italie. Le problème de l’Italie, c’est la grande différence entre le Nord et le Sud. Et c’est un sérieux problème quand les responsabilités sont municipales. Certaines municipalités ne font rien ou n’en ont pas les moyens. La responsabilité locale, c’est une belle chose parce que la municipalité est plus près des populations et est plus à même de prendre cette responsabilité et de le faire en dialogue avec la population mais il faut un cadre national qui incite ou voire même contraint les municipalités. Les pays scandinaves sont à ce titre un exemple. En Suède ou au Danemark, c’est la municipalité qui est responsable d’offrir les places. En Suède, la place en crèche est une garantie. Quand on demande une place, la municipalité est obligée de fournir une place dans les 4 mois de la demande. Et si elle ne le fait pas, le parent a droit à une indemnisation. Il y a un cadre national sur toutes les normes et il y a un droit opposable. Et c’est la municipalité qui reçoit le financement de l’État, qui est responsable de l’exécuter et de choisir la manière dont le cadre est adapté aux besoins locaux. Une municipalité rurale, ce n’est pas la même chose que la banlieue ou qu’une grande ville. Donc il faut des politiques qui soient adaptées aux territoires, mais avec une solidarité et un cadre nationaux.

En France, il y a un rejet du droit opposable… les municipalités veulent bien une compétence obligatoire mais pas de droit opposable
Je ne vois pas comment l’un peut aller sans l’autre.

Parlons de la qualité d’accueil du point de vue des enfants. En quoi la marchandisation a pu impacter la qualité et en quoi les modèles alternatifs la renforcent ?
Dans le débat sur la qualité, le plus difficile est de déterminer ce qu’est la qualité. Déjà, cela dépend de ce qu’on attend de ces milieux d’accueil. Pour donner l’exemple le plus près de chez vous, les crèches parentales de l’Acepp, ne sont pas que des lieux d’accueil, ce sont des lieux sociaux, de citoyenneté, de solidarité et c’est aussi ce qui en fait leur qualité. Mais ce serait très difficile à mesurer pour des financeurs. Tout ce qui compte n’est pas mesurable et tout ce qui est mesurable n’est pas important. Mais cela ne veut pas dire pour autant qu’il n’y a rien de mesurable en ce qui concerne la qualité.

Néanmoins dans votre livre vous dites que la notion de qualité est difficile à mesurer aussi (l’empathie, la créativité…)
Vous avez raison, il faut toujours parler avec deux mots. Il y a d’une part un aspect de la qualité qui dépend beaucoup de ce qu’on pense être la mission d’un lieu d’accueil. Et d’autre part, du point de vue des enfants, il y a quand même des incontournables. Pour moi, l’incontournable de la qualité ce sont les interactions significatives c’est-à-dire les interactions que les adultes ont avec les enfants, et la manière dont l’adulte influence les interactions entre les enfants. Les interactions significatives ont deux dimensions :
- Le soutien émotionnel : être au plus près des enfants physiquement et émotionnellement. Avoir l’empathie de comprendre les signaux des enfants et d’y répondre d’une juste manière. Donc la sensibilité et la responsivité de l’adulte, c’est ce qui fait que l’enfant se sent en sécurité.
- Le soutien éducatif : aller en avant de l’enfant. L’éveil langagier, l’éveil social, l’éveil cognitif… Offrir à l’enfant des manières d’expérimenter, lui donner un retour sur ce qu’il vit, l’aider à mettre des mots sur les choses…
Ces interactions significatives sont incontournables quelle que soit la mission. On ne peut pas réduire la qualité à ça mais c’est un élément essentiel de la qualité et mesurable en plus. Il y a des instruments pour mesurer cette qualité. J’ai fait une étude sur la qualité des milieux d’accueil en Flandre, il y a 5 ans avec CLASS et le mois prochain, on recommence la même étude pour voir les évolutions dans 300 lieux d’accueil en Flandre avec cet instrument.
On ne peut pas réduire la qualité à ce que CLASS mesure mais je crois que CLASS est un instrument qui est quand même pour 90 % bien adapté à notre culture.

Et les programmes pédagogiques pensez-vous que cela aille dans le sens de la qualité ? Je pense à Parler Bambin, Jeux d’Enfants, Accompagne-moi, etc.
Je n’ai pas confiance dans ces programmes qu’on appelle « Evidence based ». Parler Bambin est un bon exemple. C’est un programme assez protocolisé. J’ai vu les petits films d’instruction de Parler Bambin. Je n’aimerais pas qu’on parle comme ça avec mon enfant. Si on analysait ces films avec CLASS, le score ne serait pas très haut. C’est très standardisé, donc ce n’est pas adapté aux enfants ni au contexte individuel. Je ne comprends pas du tout qu’un programme de stimulation du langage ne parle pas du multilinguisme, alors que c’est la réalité. Donc c’est un peu détaché de la réalité, standardisé, ce qui fait que ça marche très peu, voire pas. Les évaluations montrent que ça ne marche pas. Il n’y a pas vraiment de résultats positifs des projets pilotes en France mais la croyance demeure parce que des scientifiques ont dit que c'était un bon programme. Ce n’est pas dans les programmes qu’il faut trouver la solution mais dans la réflexivité des professionnels, en leur expliquant ce que sont les interactions significatives. Mais également dans la réflexion, la supervision, la documentation pédagogique et le dialogue. bref, en soutenant les professionnels dans leur réflexion sur leur pratique plutôt qu’en leur donnant des solutions toutes prêtes, prémâchées et à avaler.

Quelle serait une bonne politique publique de la petite enfance ? Et quel serait pour vous un service public de la petite enfance idéal ?
Il faut d’abord un espace public pour faire un débat sur ce qu’on veut faire de la petite enfance. Il y en a eu en France : l’initiative Premiers pas par exemple, où des experts de disciplines différentes se sont rencontrés pendant environ 6 mois et ont produit un rapport très intéressant comme base, comme vision. La première étape, c'est d'avoir une vision pour savoir où l’on veut aller. C’est un exercice qu’on est en train de faire en ce moment en Flandre, où un groupe d’utilisateurs, d’experts et de gestionnaires de crèches se rencontrent une fois par mois avec le gouvernement pour se donner un horizon. Et après, il faut bien sûr opérationnaliser cela. Cela peut se faire avec un cadre national et une liberté régionale.

Vous parlez de vision. La vision, c’est aussi de se demander si on veut axer les modes d’accueil en priorité surtout sur la conciliation vie pro-vie perso, la lutte contre les inégalités, ou sur le développement de l’enfant ?
Tout à fait, les crèches doivent-elles s’inscrire dans un raisonnement économique qui consiste à mettre le plus possible de personnes au travail ? Si oui, la logique c’est le développement à tout prix du nombre de places. Ou bien doivent-elles en priorité rechercher l’épanouissement des enfants, la préparation à l’école ou autre chose encore ? Ce sont tout de même des questions fondamentales. Vous demandez aussi, à juste titre, si les crèches sont des lieux d’égalité ou d’inégalités ? Il a été demandé à chaque pays membre de l’Union Européenne de préparer d’ici 2030 un projet sur la façon de combattre les inégalités et surtout d’offrir un service public aux enfants des familles précarisées. Et je constate que le plan d’action de la France n’a aucun objectif calculable et calculé. Tout comme la Belgique d’ailleurs.

Pour construire une politique publique de la petite enfance, il faut donc d’abord avoir une vision. Quelle est l’étape 2 ?
La deuxième étape, c’est de la concrétiser : où sommes-nous aujourd’hui ? Quel chemin et quelles étapes à parcourir pour atteindre notre horizon. Prenons l’exemple de la Belgique. On sait que les enfants des familles favorisées utilisent deux fois plus les crèches que les familles défavorisées. Si on veut les rendre accessibles à tous, il faut alors résoudre de nombreuses questions, pas seulement celle du nombre de places. Mais aussi : où les installer, comment soutenir le personnel qui travaille avec un public plus défavorisé car cela demande d’autres compétences, où aller chercher ces compétences, qu’est-ce cela signifie en termes de formations etc. C’est ça l’opérationnalisation. C’est ça l’étape 2.

Vous affirmez : il n’y a pas de solution bon marché en petite enfance. Est-ce que dans toutes bonnes solutions on perd de l’argent ? Peut-on aussi faire du bon travail en n’en perdant pas ?
L’exemple type de faire du bon boulot en perdant de l’argent, c’est les Pays-Bas. Une grande partie des lieux d’accueil est dans les mains de grosses sociétés commerciales avec des actionnaires à l’étranger mais la qualité n’est pas dégradée. Pourquoi ? Après une chute de qualité entre 2005 et 2010, l’État a investi gros. L’État a investi pour une place en crèche plus ou moins le double de ce qu’on fait en Belgique. La qualité est là mais une partie de cet argent du contribuable disparaît dans les mains des actionnaires au Canada. Donc ça c’est faire du bon boulot en perdant de l’argent. Il est clair que des milieux d’accueil qui assument non seulement une fonction économique mais également éducative et sociale demandent un investissement conséquent. On me demande souvent si on peut se permettre un tel investissement financier. Je voudrais plutôt inverser la question : est-ce qu’on peut se permettre de ne pas faire ce choix ?


Cette interview exclusive a été publiée pour la première fois dans La lettre Hebdo 80
Article rédigé par : Propos recueillis par caroline Feufeu et Catherine Lelièvre
Publié le 05 février 2023
Mis à jour le 05 mai 2023